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Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VII.djvu/518

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conduit à sa chambre… c’était une bien triste demeure pour un homme comme lui… il y avait un mauvais grabat… il se jeta dessus… il y est resté sans parler jusqu’au matin… seulement il poussait quelques soupirs profonds, rares, et à de longs intervalles… il versait des larmes… Et ces soupirs et ces larmes étaient les seuls signes qu’il vivait encore… Je lui parlai ; mais il ne voulut pas m’écouter. J’insistai ; mais levant les bras en haut, tenant ses poings fermés, me regardant avec les yeux d’un désespéré, les cheveux hérissés, et le front et les sourcils froncés, il s’arrêta fixement vers moi ; je craignis qu’il ne s’élançât et qu’il ne m’ôtât la vie.

MADAME BEVERLEY.

Le malheureux ! Mais que disait-il ? A-t-il passé le reste de la nuit sans rien dire ?

JARVIS.

À la pointe du jour, il s’est précipité du lit ; il est venu à moi, et me regardant stupidement, il m’a demandé qui j’étais : je lui ai répondu. J’allais ajouter à mon nom un mot de consolation ; mais m’interrompant d’une voix sombre et terrible, il me dit : Tirez, malheureux vieillard ; plus de consolation pour moi ! plus ! Ma femme ! ma femme ! mon enfant ! ma sœur ! j’ai tout perdu. Plus, plus de consolation pour moi ! Alors tombant à genoux, il se mit à se charger d’imprécations, et à appeler sur lui la malédiction d’en haut.

MADAME BEVERLEY.

Dieu ! quel état ! il me fait horreur. Et vous l’avez abandonné ? C’est ainsi que vous l’avez laissé !

CHARLOTTE.

Je suis sûre que non.

JARVIS.

J’aurais été de bronze. Peu à peu j’essayai de le ramener à lui ; des larmes vinrent au bord de ses paupières ; son cœur parut s’amollir : il m’appela par mon nom ; ensuite, il m’appela son ami. Il me demanda pardon, comme si j’avais été son père et qu’il eût été mon enfant. Mais c’est moi qui étais l’enfant, lorsqu’il me demandait pardon. Mon cœur était oppressé ; je voulais parler et je ne pouvais. Il s’éloigna de moi un moment ; puis il revint, et avec des soupirs plus profonds et plus amers, il