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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 6.djvu/275

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& trompeuses ont pris la place de cet objet, & ne s’apperçoivent pas que leur jugement seul est faux. Il faut l’avoüer, la correspondance entre l’ordre des sensations & l’ordre des choses est telle sur la plûpart des objets dont nous sommes environnés, & qui font sur nous les impressions les plus vives & les plus relatives à nos besoins, que l’expérience commune de la vie ne nous fournit aucun secours contre ce faux jugement, & qu’ainsi il devient en quelque sorte naturel & involontaire. On ne doit donc pas être étonné que la plûpart des hommes ne puissent pas imaginer qu’on ait besoin de prouver l’existence des corps. Les philosophes qui ont plus généralisé la notion de l’existence, ont reconnu que leurs jugemens & leurs sensations tomboient sur deux ordres de choses très-différens, & ils ont senti toute la difficulté d’assûrer leurs jugemens sur un fondement solide. Quelques-uns ont tranché le nœud en niant l’existence de tous les objets extérieurs, & en n’admettant d’autre réalité que celle de leurs idées : on les a appellés Egoistes & Idéalistes. Voyez Egoisme & Idéalisme. Quelques-uns se sont contentés de nier l’existence des corps & de l’univers matériel, & on les a nommés Immatérialistes. Ces erreurs sont trop subtiles, pour être fort répandues ; à peine en connoît-on quelques partisans, si ce n’est chez les philosophes Indiens, parmi lesquels on prétend qu’il y a une secte d’Egoistes. C’est le célebre évêque de Cloyne, le docteur Berkeley, connu par un grand nombre d’ouvrages tous remplis d’esprit & d’idées singulieres, qui, par ses dialogues d’Hylas & de Philonoüs, a dans ces derniers tems réveillé l’attention des Métaphysiciens sur ce système oublié. Voyez Corps. La plûpart ont trouvé plus court de le mépriser que de lui répondre, & cela étoit en effet plus aisé. On essayera dans l’article Immatérialisme, de refuter ses raisonnemens, & d’établir l’existence de l’univers matériel : on se bornera dans celui-ci à montrer combien il est nécessaire de lui répondre, & à indiquer le seul genre de preuves dont on puisse se servir pour assûrer non-seulement l’existence des corps, mais encore la réalité de tout ce qui n’est pas compris dans notre sensation actuelle & instantanée.

Quant à la nécessité de donner des preuves de l’existence des corps & de tous les êtres extérieurs ; en disant que l’expérience & le méchanisme connu de nos sens, prouve que la sensation n’est point l’objet, qu’elle peut exister sans aucun objet hors de nous, & que cependant nous ne voyons véritablement que la sensation, l’on croiroit avoir tout dit, si quelques métaphysiciens, même parmi ceux qui ont prétendu refuter Berkeley, n’avoient encore recours à je ne sai quelle présence des objets par le moyen des sensations, & à l’inclination qui nous porte involontairement à nous fier là-dessus à nos sens. Mais comment la sensation pourroit-elle être immédiatement & par elle-même un témoignage de la présence des corps, puisqu’elle n’est point le corps, & sur-tout puisque l’expérience nous montre tous les jours des occasions où cette sensation existe sans les corps ? Prenons celui des sens, auquel nous devons le plus grand nombre d’idées, la vûe. Je vois un corps, c’est à-dire que j’apperçois à une distance quelconque une image colorée de telle ou telle façon ; mais qui ne sait que cette image ne frappe mon ame que parce qu’un faisceau de rayons mus avec telle ou telle vîtesse est venu frapper ma retine, sous tel ou tel angle ? qu’importe donc de l’objet, pourvû que l’extrémité des rayons, la plus proche de mon organe, soit mûe avec la même vîtesse & dans la même direction ? Qu’importe même du mouvement des rayons, si les filets nerveux qui transmettent la sensation de la retine au sensorium, sont agités des mêmes vibrations que les rayons de lumiere leur auroient com-

muniquées ? Si l’on veut accorder au sens du toucher

une confiance plus entiere qu’à celui de la vûe, sur quoi sera fondée cette confiance ? Sur la proximité de l’objet & de l’organe ? Mais ne pourrai je pas toûjours appliquer ici le même raisonnement que j’ai fait sur la vûe ? N’y a-t-il pas aussi depuis les extrémités des papilles nerveuses, répandues sous l’épiderme, une suite d’ébranlemens qui doit se communiquer au sensorium ? Qui peut nous assûrer que cette suite d’ébranlemens ne peut commencer que par une impression faite sur l’extrémité extérieure du nerf, & non par une impression quelconque qui commence sur le milieu ? En général, dans la méchanique de tous nos sens, il y a toûjours une suite de mouvemens transmis par une suite de corps dans une certaine direction, depuis l’objet qu’on regarde comme la cause de la sensation jusqu’au sensorium, c’est-à-dire jusqu’au dernier organe, au mouvement duquel la sensation est attachée ; or dans cette suite, le mouvement & la direction du point qui touche immédiatement le sensorium, ne suffit-il pas pour nous faire éprouver la sensation, & n’est-il pas indifférent à quel point de la suite le mouvement ait commencé, & suivant quelle direction il ait été transmis ? N’est-ce pas par cette raison, que quelle que soit la courbe décrite dans l’atmosphere par les rayons, la sensation est toûjours rapportée dans la direction de la tangente de cette courbe ? Ne puis-je pas regarder chaque filet nerveux par lequel les ébranlemens parviennent jusqu’au sensorium, comme une espece de rayon ? Chaque point de ce rayon ne peut-il pas recevoir immédiatement un ébranlement pareil à celui qu’il auroit reçû du point qui le précede, & dans ce cas n’éprouverons-nous pas la sensation, sans qu’elle ait été occasionnée par l’objet auquel nous la rapportons ? Qui a pu même nous assûrer que l’ébranlement de nos organes est la seule cause possible de nos sensations ? En connoissons-nous la nature ? Si par un dernier effort on réduit la présence immédiate des objets de nos sensations à notre propre corps, je demanderai en premier lieu, par où notre corps nous est rendu présent ; si ce n’est pas aussi par des sensations rapportées à différens points de l’espace ; & pourquoi ces sensations supposeroient plûtôt l’existence d’un corps distingué d’elles, que les sensations qui nous représentent des arbres, des maisons, &c. & que nous rapportons aussi à différens points de l’espace. Pour moi je n’y vois d’autre différence, sinon que les sensations rapportées à notre corps sont accompagnées de sentimens plus vifs ou de plaisir ou de douleur ; mais je n’imagine pas pourquoi une sensation de douleur supposeroit plus nécessairement un corps malade, qu’une sensation de bleu ne suppose un corps réfléchissant des rayons de lumiere. Je demanderai en second lieu, si les hommes à qui on a coupé des membres, & qui sentent des douleurs très-vives qu’ils rapportent à ces membres retranchés, ont par ces douleurs un sentiment immédiat de la présence du bras ou de la jambe qu’ils n’ont plus. Je ne m’arrêterai pas à réfuter les conséquences qu’on voudroit tirer de l’inclination que nous avons à croire l’existence des corps malgré tous les raisonnemens métaphysiques ; nous avons la même inclination à répandre nos sensations sur la surface des objets extérieurs, & tout le monde sait que l’habitude suffit pour nous rendre les jugemens les plus faux presque naturels. Voyez Couleur. Concluons qu’aucune sensation ne peut immédiatement, & par elle-même, nous assûrer de l’existence d’aucun corps.

Ne pourrons-nous donc sortir de nous-mêmes & de cette espece de prison, où la nature nous retient enfermés & isolés au milieu de tous les êtres ? Faudra-t-il nous réduire avec les idéalistes à n’admettre d’autre réalité que notre propre sensation ? Nous