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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 6.djvu/432

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crete dont elles agissent, ne nous permettent pas de saisir leur action ; mais par le principe de la raison suffisante nous savons qu’elles tiennent toutes à une cause générale, c’est-à-dire à la force qui fait dépendre dans la nature un évenement d’un autre évenement, & qui unit les évenemens actuels & futurs aux évenemens passés : ensorte que l’état actuel d’un être quelconque dépend de son état antécedent, & qu’il n’y a point de fait isolé, & qui ne tienne, je ne dis pas à quelqu’autre fait, mais à tous les autres faits.

Ce principe, c’est-à-dire l’existence d’une force qui lie tous les faits & qui enchaine toutes les causes, ne sauroit être contesté pour ce qui regarde l’ordre physique où nous voyons chaque phénomene naître des phénomenes antérieurs, & en amener d’autres à sa suite. Mais en supposant l’existence d’un ordre moral qui entre dans le système de l’Univers, la même loi de continuité d’action doit s’y observer que dans le monde physique : dans l’un & dans l’autre toute cause doit être mise en mouvement pour agir, & toute modification en amener une autre.

Il y a plus : ce monde moral & intelligible, & le monde matériel & physique, ne peuvent pas être deux régions à part, sans commerce & sans communication, puisqu’ils entrent tous les deux dans la composition d’un même système. Les actions physiques ameneront donc d’abord des modifications, des sensations, &c. dans les êtres intelligens ; & ces modifications, ces sensations, &c. des actions de ces mêmes êtres ; & réciproquement les actions des êtres intelligens ameneront à leur suite des mouvemens physiques.

Cette communication, ce commerce du monde sensible & du monde intellectuel, est une vérité reconnue par la plus grande partie des Philosophes. Leibnitz seulement, en admettant l’enchaînement des causes physiques avec les causes physiques, & des causes intelligentes avec les causes de même espece, a pensé qu’il n’y avoit aucune liaison, aucun enchaînement des causes physiques avec les causes intelligentes ou morales, mais seulement une harmonie préétablie entre tous les mouvemens qui s’exécutent dans l’ordre physique, & les modifications & actions qui ont lieu dans le monde intelligent ; idée trop ingénieuse, trop recherchée pour être vraie, à laquelle on ne peut pas peut-être opposer de démonstration rigoureuse, mais qui est tellement combattue par le sentiment intérieur, qu’on ne peut pas la défendre sérieusement ; & je croirois assez que c’est de cette partie de son bel ouvrage de la Théodicée, qu’il dit dans sa lettre à M. Pfaff, insérée dans les actes des Savans, mois de Mars 1728 : neque Philosophorum est rem seriò semper agere, qui in fingendis hypothesibus, uti bene mones, ingenii sui vires experiuntur. On pourra voir au mot Harmonie l’exposition de cette opinion, & les raisons par lesquelles on la combat ; mais nous la supposerons ici réfutée, & nous dirons que l’enchaînement des causes embrasse non-seulement les mouvemens qui s’exécutent dans le monde physique, mais encore les actions des êtres intelligens ; & en effet nous voyons la plus grande partie des évenemens tenir à ces deux especes de causes réunies. Un avare ébranle une muraille en voulant se pendre ; un thrésor tombe, notre homme l’emporte ; le maître du thrésor arrive, & se pend : ne voit-on pas que les causes physiques & les causes morales sont ici mêlées & déterminées les unes par les autres ?

Je ne regarde point le système des causes occasionnelles comme interceptant la communication des deux ordres, & comme rompant l’enchaînement des causes physiques avec les causes morales, parce que dans cette opinion le pouvoir de Dieu lie ces deux

especes de causes, comme le pourroit faire l’influence physique ; & les actions des êtres intelligens y amenent toûjours les mouvemens physiques, & réciproquement.

Mais quoi qu’il en soit de la communication des deux ordres, du moins dans chaque ordre en particulier les causes sont liées, & cela nous suffit pour avancer ce principe général, que la force qui lie les causes particulieres les unes aux autres, & qui enchaîne tous les faits, est la cause générale des évenemens, & par conséquent de l’évenement fatal. C’est cela même que le peuple & les philosophes ont connu sous le nom de fatalité.

D’après ce que nous avons prouvé, on conçoit que ce principe de l’enchaînement des causes doit être commun à tous les systèmes des Philosophes ; car que l’univers soit ou non l’ouvrage d’une cause intelligente ; qu’il soit composé en partie d’êtres intelligens & libres, ou que tout y soit matiere, les états divers des êtres y dépendront toûjours de l’enchaînement des causes : avec cette différence que l’athée & le matérialiste sont obligés, 1°. de se jetter dans les absurdités du progrès à l’infini, ne pouvant pas expliquer l’origine du mouvement & de l’action dans la suite des causes. 2°. Ils sont contraints de regarder la fatalité comme entraînant après elle une nécessité irrésistible, parce que dans leur opinion les causes sont enchaînées par les lois d’un rigide méchanisme. Telle a été l’opinion d’une grande partie des Philosophes ; car sans compter la plûpart des Stoïciens, Cicéron, au livre de Fato, attribue ce sentiment à Démocrite, Empédocle, Héraclide & Aristote.

Mais ces conséquences absurdes ne suivent du principe de l’enchaînement des causes, que dans le système de l’athée & du matérialiste ; & le théiste en admettant cette notion de la fatalité, trouve le principe du mouvement & de l’action dans une premiere cause, & ne donne point atteinte à la liberté ; comme nous le prouverons en répondant à la deuxieme question.

D’autres preuves plus fortes encore, s’il est possible, établissent la réalité de cet enchaînement des causes, & la justesse de la notion que nous avons donnée de la fatalité.

Le philosophe chrétien doit établir & défendre contre les difficultés des incrédules, la puissance, la prescience, la providence, & tous les attributs moraux de l’Être suprème. Or il ne peut pas combattre ses adversaires avec quelque succès, sans avoir recours à ce même principe. C’est ce que nous allons faire voir en peu de mots, & sans sortir des bornes de cet article.

Et d’abord, pour ce qui regarde la puissance de Dieu, je dis que le decret par lequel il a donné l’existence au monde, a sans doute déterminé l’existence de tous les évenemens qui entrent dans le système du monde, dès l’instant où ce decret a été porté. Or j’avance que ce decret n’a pû déterminer l’existence des évenemens qui devoient suivre dans les différens points de la durée, qu’au moyen de l’enchaînement des causes, qu’au moyen de ce que ces évenemens devoient être amenés à l’existence par la suite des évenemens intermédiaires entr’eux, & le decret émané de Dieu dès le commencement : de sorte que Dieu connoissant la liaison qui étoit entre les premiers effets auxquels il donnoit l’existence, & les effets postérieurs qui devoient en suivre, a déterminé l’existence de ceux-ci, en ordonnant l’existence de ceux-là. Système simple, & auquel on ne peut se refuser sans être réduit à dire, que Dieu détermine dans chaque instant de la durée l’existence des évenemens qui y répondent, & cela par des volontés particulieres, des actes répétés, &c. opi-