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tirer des conclusions justes, il n’avait besoin, pour sa part, ni d’être d’une force extraordinaire sur la théorie, ni de posséder une grande originalité d’esprit, mais tout simplement de connaître ce qu’avaient écrit sur la guerre des hommes comme le maréchal de Saxe, Lloyd, Frédéric le Grand. Il est vrai que le prince André, en sa qualité de dilettante, ne devait guère aimer à fourrer son nez dans les vieux bouquins, et préférait puiser sa sagesse dans les productions à la mode de son époque.

À mesure que le prince André continue à développer ses réflexions sur le thème qui constitue, pour ainsi dire, un point malade de sa nature, son irritation va croissant. Et, une fois qu’il arrive à la question personnelle, celle de savoir s’il peut y avoir ou non un génie de la guerre, — il en vient tout simplement aux gros mots : le génie de la guerre n’est qu’une invention des courtisans du pouvoir ! Nouvelle preuve qu’il ne s’agit pour lui que de soulager son irritation personnelle et pas du tout d’arriver à une conclusion juste. Il ne lui vient même pas à l’idée qu’il y a eu des milliers de commandants en chef et qu’on ne reconnaît de génie qu’à huit ou neuf d’entre eux. Le prince André donne un exemple insigne du degré d’aberration auquel l’esprit peut atteindre dans un pareil état d’âme : les conditions d’énormes difficultés et de frottements au milieu desquelles s’effectue toute entreprise de guerre, et qu’un homme supérieur est seul en état de démêler et de surmonter, semblent au contraire au prince André un argument à l’appui de l’impossibilité d’un génie de la guerre. « Est-ce qu’un homme est un génie, s’écrie-t-il, parce qu’il prescrit à temps d’amener du biscuit, et ordonne à propos à celui-ci d’aller à droite, à celui-là d’aller à gauche ? » Et comment le nommer autrement qu’un génie, demandons-nous, quand, dans toute l’histoire de l’humanité, on ne peut trouver que huit ou neuf hommes qui aient été capables de faire parfaitement cette chose que le prince André trouve si simple ; qui, ayant à manier cette force dont 5,000 unités valent aujourd’hui 20,000, et ne vaudront peut-être pas demain 200, savent s’arranger pour que leurs 5,000 unités valent, sinon toujours, du moins le plus souvent, 20,000 unités de l’ennemi ?

La difficulté n’est pas de prescrire qu’on amène du biscuit, mais de prévoir où il faut l’amener ; ni d’ordonner que celui-ci aille à droite, celui-là à gauche, mais de deviner pourquoi ces