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mouvements deviennent nécessaires et non d’autres. Et dans quelles conditions le deviner ? Sous l’influence « d’une quantité innombrable de variables et d’inconnues, dont le rôle, l’importance, la valeur et le sens ne se déterminent qu’à un moment qui arrivera nul ne sait quand. » C’est ce que reconnaît le prince André lui-même. Tout se fait à tâtons, en partant d’hypothèses tirées des données souvent les plus vagues et les plus contradictoires. Il faut donc un don de pénétration tout spécial pour ne pas tomber dans les erreurs les plus humiliantes. Il faut enfin, et par-dessus tout, posséder assez de volonté pour prendre rapidement, dans des conditions pareilles, une résolution irrévocable dont dépendent des milliers d’existences, souvent le sort du pays, en tout cas l’avenir et l’honneur de celui qui la prend. Et cela, dans un moment où chacun vient le troubler avec ses prétentions, ses réclamations, ses rapports, ses nouvelles agréables, tout cela pour lui prouver que, d’après de nouveaux renseignements, ce sur quoi il a basé ses dispositions ne tient pas debout.

Voilà ce qu’il suffit de faire entrer en ligne de compte pour voir sans peine que pour nager, je ne dis pas bien, mais seulement pour ne pas se noyer, dans cette mer de confusions, d’erreurs, d’agitations, d’intrigues, de contradictions, il faut être un homme bien au-dessus de l’ordinaire.

Le prince André a comme le pressentiment qu’en commençant par ce bout-là il sera conduit fatalement à démontrer le contraire peut-être de ce qu’il veut prouver. Voilà pourquoi il fait un crochet et se met à faire l’examen des qualités personnelles des meilleurs généraux qu’il ait connus. Il en sort que ce sont des bêtas ou des écervelés.

Le truc auquel le prince André a recours pour s’en convaincre et pour consoler son amour-propre blessé est d’une simplicité naïve. Il fait un grief à ces généraux de ce qu’ils manquent non pas des qualités qui leur sont nécessaires, mais de celles qui leur sont complètement inutiles. Ainsi, quand il s’attaque à Bagration, il va jusqu’à oublier qu’un homme peut se montrer dans la vie ordinaire plus bête que le fat, le mondain le plus nul, et pourtant être très supérieur dans sa spécialité. Il ne se rappelle plus avec quelle force irrésistible « ce bêta » l’a entraîné lui-même à l’attaque. Il eût été bien embarrassé, lui, l’homme d’esprit, d’en faire autant.