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Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 3, 1904.djvu/259

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secondes : la gueule du monstre s’est refermée. Le pauvre petit noir, happé par le « tyran des mers », comme les navigateurs appellent le requin, disparaît en jetant un cri rauque. Presque aussitôt, un bouillonnement se montre à la surface des vagues, une large tache rouge monte des profondeurs où s’achève le drame, et s’étale sur l’écume neigeuse, où se jouent les reflets irisés du soleil couchant.

Soudain, comme un adieu, une queue formidable sort de la mer à quelques mètres de Georges, bat la surface avec une violence qui fait jaillir l’eau de tous côtés en une pluie scintillante ; cette menace, la pensée qu’un autre requin va peut-être surgir à ses côtés, rendent soudain à Georges paralysé ses moyens d’action. Galvanisé, il se remet à nager avec énergie ; le voilà sorti du remous où s’est déroulée la scène abominable et mystérieuse. Mystérieuse, car nul autre que lui n’en a été le témoin ; il s’en aperçoit bien en abordant, car M. d’Anthonay est là souriant, qui le regarde prendre pied, de l’air d’un homme habitué à ces petites misères de la vie coloniale, et Zahner qui se secoue comme un chien mouillé, lui envoie, pour n’en pas perdre l’habitude, une plaisanterie un peu lourde :

— Tu arrives bon dernier ; il aurait peut-être fallu un remorqueur à Monsieur !…

Mais tous deux s’aperçoivent en même temps de l’expression convulsée de Georges… et tous deux sont secoués du même frisson, lorsque, étendant le bras vers la redoutable barre, il prononce ce seul mot :

— Un requin !…

D’ailleurs, toute explication est inutile. À quelque distance de là, les noirs qui viennent de tirer sur la plage la pirogue que la mer leur a renvoyée, s’empressent autour d’un débris sanglant qu’une lame vient d’apporter.

C’est une jambe noire, celle de l’infortuné : elle semble avoir été coupée par une scie. Aucun étonnement d’ailleurs ne se peint sur les faces aplaties de ces pauvres êtres. C’est que la mort, la mort même la plus hideuse, n’a pas pour eux l’aspect terrifiant qu’elle revêt à nos yeux.

La vie humaine est si peu de chose dans leur pays : ce qui vient d’arriver, c’est l’accident qui demain se reproduira pour tel ou tel d’entre eux ; et, en quelques minutes, grattant avec leurs mains le sable mouvant, deux d’entre eux y ont enfoui le membre coupé. Tout à l’heure peut-être la mer