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Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 3, 1904.djvu/260

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l’aura de nouveau découvert, et un autre requin l’emportera. Ne voit-on pas de ces squales s’échouer sur le sable, en poursuivant une proie, et regagner la mer à la vague suivante ?

D’ailleurs toute la côte en est infestée. Que signifient en effet les gestes, les chants, les contorsions de ce noir, dont les cris viennent de redoubler à la découverte du lugubre débris ? Il est là sur le rivage, aux trois quarts nu ; autour du rein, il porte une peau de léopard, à laquelle pendent des queues de chat sauvage ; sur la tête une espèce de casque, également en peau, surmonté de plumes : c’est un féticheur qui cherche à calmer le démon de la mer par ses incantations.

— Le requin, répète Georges très pâle, l’avez-vous vu ?

Nul ne lui répond, et la parole se fige sur les lèvres de Zahner qui n’a jamais vu sur le visage de son ami semblable impression d’angoisse : mais M. d’Anthonay qui a compris, prend dans ses bras le jeune officier, et sans dire un mot, le serre contre sa poitrine ; son affection pour cet enfant qui vient d’échapper à la plus affreuse des morts, se double du danger couru. Il ne songe pas à s’étonner de la terreur qui se reflète ainsi dans le regard de son jeune ami.

L’âme humaine, capable des plus grands héroïsmes, en face de périls prévus, en face de la mort apparaissant sous sa forme habituelle, sur un champ de bataille par exemple, l’âme humaine peut être soudain terrassée par la brutalité d’apparition d’une mort aussi inattendue et aussi affreuse.

Mais le pilote, qui a compris, s’est approché, et, dans un rire qui épanouit sa large face aux yeux jaunes, au nez aplati, à la bouche lippue :

— Moi content, dit-il ; requin aimer beaucoup petit noir, aimer aussi petit blanc ; mais petit noir tout nu : bonne odeur, manger mieux petit noir. Moi content pour petit blanc !

C’est l’oraison funèbre du malheureux pagayeur ; nul d’ailleurs ne songe plus à lui ; les frêles embarcations vont et viennent, franchissant le redoutable mur liquide, débarquant les « marsouins » qui se forment par compagnies sur le rivage.

Au loin le Stamboul immobile, avec le pavillon tricolore à l’arrière, est entouré d’une petite flottille de pirogues et de chalands à fond plat pour le débarquement des marchandises. Le soleil disparaît dans les flots, en un disque rouge énorme, jetant sur la blancheur de Saint-Louis des tons