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Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 1.djvu/129

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qui était à la fois confus et décidé. De là des inconséquences dans la conduite politique, des visées très hautes et des résultats médiocres. Il fut, devant sa destinée, comme devant un tapis vert ; il crut à sa veine et l’épuisa. Il perd à Strasbourg, il perd à Boulogne, il gagne à Paris ; il joue son va-tout, gagne le trône ; il gagne en Crimée, il gagne en Italie ; il double l’enjeu, il veut faire sauter la banque ; à Sedan, il est décavé, si bien qu’il laisse aux mains de l’adversaire sa liberté, sa couronne et la France. Le général Fleury résumait assez bien tout cela, lorsqu’il disait, longtemps après la chute de l’Empire : « C’est égal ; nous nous sommes crânement amusés. » C’est peut-être là le dernier mot du règne.

Napoléon III, en effet, aimait à s’amuser, et c’est un grave défaut pour un souverain ; il se plaisait aux chasses à courre, aux petits théâtres, aux bals costumés, où il excellait à intriguer les femmes, dont il avait la bonhomie de ne pas se croire reconnu ; dans les petites soirées de Compiègne et de Fontainebleau, il forçait les invités à danser La Boulangère ou Le Carillon de Dunkerque. Les bals costumés qu’on lui offrait dans les ministères étaient pour les ministres une cause de véritable terreur ; on craignait toujours qu’à la faveur de la bahuta et du masque un assassin ne parvînt jusqu’à lui et ne renouvelât le coup d’Ankarström sur Gustave III[1]. Aussi, les précautions étaient minutieuses et la police ne chômait pas. Nul ne pouvait entrer, masqué, dans les salons, sans avoir préalablement découvert son visage devant le maître de la maison ; celui-ci était placé dans un tambour revêtu de draperies au milieu desquelles deux ouvertures ménagées et dissimulées permettaient à des inspecteurs de police de « frimer », c’est-à-dire de regarder les arrivants ; en outre, des gens de la Sûreté, déguisés et méconnaissables, suivaient l’Empereur à courte distance et veillaient sur lui. J’ai entendu dire au marquis de Chasseloup-Laubat[2] : « Lorsque l’Empereur se retirait, tout le monde se sentait soulagé et alors seulement on avait de l’entrain. »

  1. Gustave III, roi de Suède, avait été assassiné, le 15 mars 1792, au cours d’un bal masqué, par un noble suédois nommé Ankarström. (N. d. É.)
  2. Chasseloup-Laubat (Prosper, marquis de), 1805-1873. Député sous Louis-Philippe, ministre de la Marine en 1851 et 1860, ministre de l’Algérie en 1859, sénateur en 1867 ; membre de l’Assemblée nationale de 1871. (N. d. É.)