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Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 1.djvu/130

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S’il aimait les plaisirs matériels, il n’avait, en revanche, pour les plaisirs intellectuels qu’un goût modéré. Tout ce qui touchait aux Lettres et aux Beaux-Arts semblait lui échapper. La peinture, lettre close ; la musique, lettre morte ; la poésie, lettre indéchiffrée. Il n’eût pas mieux demandé que de protéger la littérature et les arts, mais, en vérité, il ne savait comment s’y prendre, et, à cet égard, son entourage n’aurait pu lui donner de bons conseils. Un jour, il disait à Mme Gabriel Delessert, qui était artiste jusque dans ses moelles : « Que faut-il faire pour protéger les arts ? » Elle fit la révérence et répondit : « Sire, il faut les aimer. »

En 1853, l’exposition de peinture fut installée, vaille que vaille, dans les bâtiments des Menus Plaisirs, qui, s’il m’en souvient, étaient situés faubourg Poissonnière. La veille de l’ouverture du Salon, j’y avais été ; j’avais rencontré Morny, qui était président du jury, et nous causions ensemble, lorsqu’on vint le prévenir que l’Empereur arrivait. Je fis un mouvement pour me retirer ; Morny me dit : « Restez donc, mettez-vous à la suite, vous entendrez de bonnes réflexions. » Napoléon III, escorté de quelques officiers, de différents fonctionnaires et de tous les membres du jury, parcourut les salles au pas accéléré, sans dire un mot, sans faire une observation, passant devant les meilleures toiles avec une indifférence qu’il ne cherchait pas à dissimuler. On voyait qu’il accomplissait une des mille corvées que lui imposait son rôle de souverain. Parvenu dans la dernière galerie, dans celle où l’on avait entassé ces œuvres médiocres que l’on semble ne recevoir que pour masquer la nudité des murailles, il s’arrêta tout-à-coup devant un tableau qui représentait le Mont-Blanc ; c’était pitoyable et ça donnait l’idée d’un groupe de pains de sucre de diverses dimensions. Longtemps il resta immobile, contemplant cette croûte, puis, se tournant vers Morny, qui était placé à sa gauche, il lui dit : « Le peintre aurait dû indiquer les hauteurs comparatives. » Après cette « bonne réflexion », il reprit sa marche et s’en alla.

En fait de musique, il aimait les polkas, les valses, les mazurkas et se délectait au pas relevé des tralalas militaires ; pour lui, le chapeau chinois avait du charme et la grosse caisse était pleine d’émotions. Le Prophète lui paraissait fastidieux, et, dans Les Huguenots, il n’appréciait que l’arquebusade du cinquième acte. Lorsqu’on donna le Tannhäuser à l’Opéra de Paris, il était caché dans une loge