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Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 1.djvu/81

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lui cria : « Vous n’êtes tous que de la canaille ; je vous dis que nous passerons ; c’est notre droit ! » Il y eut des murmures parmi les soldats ; le lieutenant-colonel étendit la main, comme pour les calmer, et répondit : « J’ignore quel est votre droit, mais je sais quel est notre devoir et je n’y faillirai pas. » L’homme dit alors : « Toi, tu n’es qu’un blanc-bec ; je vais te griller la moustache », et, d’un geste rapide, il porta sa torche au visage du lieutenant-colonel, qui rejeta la tête en arrière. Un sergent de grenadiers placé en serre-file fit un bond en avant et coucha en joue l’homme qui tenait la torche.

« Ce sergent était un Corse et s’appelait Giacomoni ; c’était un excellent soldat, ponctuel, dévoué, soumis à la discipline et ayant pour M. Courant un de ces attachements passionnés qui ne sont pas rares chez les hommes de son pays, quoique le lieutenant-colonel fût « un continental », comme on eût dit du côté d’Ajaccio. Le fusil était à peine abaissé qu’il fut relevé par le capitaine de Ventiny, qui s’écria : « Êtes-vous fou ? Qu’est-ce que vous faites ? » Giacomoni, tout en conservant son arme dans une position menaçante, répondit : « Puisque l’on veut faire du mal au colonel, je dois le défendre, n’est-il pas vrai ? » Le capitaine répliqua : « Restez tranquille ! » Trois ou quatre fois de suite, la même scène se renouvela, et M. de Ventiny écarta le fusil du sergent, qui continuait à dire : « Mais puisqu’on fait du mal au colonel. » Cependant les curieux, massés sur les trottoirs, criaient : « Ils passeront ! Ils ne passeront pas ! » Le tumulte était excessif ; les cris se mêlaient : « À bas Guizot ! Vive la Réforme ! Allons-nous-en ! Vive la ligne ! Laissez-nous passer ! Illuminez ! Illuminez ! » Ces clameurs confondues bruissaient comme un ouragan. L’homme barbu, s’adressant au lieutenant-colonel, lui cria : « Une dernière fois, veux-tu nous laisser passer ? — Non ! » L’homme fit un nouvel effort pour frapper M. Courant au visage avec sa torche. Le lieutenant-colonel se retira derrière sa première division, formée sur trois rangs, et commanda : « Croisez la baïonnette ! » Giacomoni ajusta l’homme et fit feu ; l’homme s’effondra sur lui-même. Comme disent les chasseurs, il avait été brûlé à bout portant. Voilà quelle est la détonation que l’on a entendue avant les autres et qui fit croire à un coup de pistolet intéressé, tiré par les émeutiers.

« Le coup de fusil du sergent Giacomoni fut une sorte de