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Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 1.djvu/82

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commandement pour ces malheureux soldats, pressés par la foule et se croyant en péril ; deux compagnies firent machinalement feu ; cinquante-deux personnes tombèrent, mortes ou blessées. Les groupes étaient compacts et touchaient presque le premier rang du quatorzième de ligne. L’ahurissement des soldats était tel qu’ils tiraient les uns sur les autres. Ce fut un effarement sans nom ; tout le monde se sauva, les plus lestes sautant par-dessus les balustrades de la rue Basse-du-Rempart, qui était alors en contrebas de deux mètres avec le boulevard, les plus avisés se jetant à plat ventre ; les autres, affolés, courant devant eux, sans savoir où ils allaient.

« L’imitation sympathique est la maladie nerveuse des foules : une terreur justifiée avait emporté tous les individus qui composaient la colonne de la manifestation ; mais que penser de la panique qui saisit les soldats ? Ils se mirent à fuir par la rue de Sèze, par la rue de Luxembourg (actuellement — 1882, — Cambon), par la rue Neuve-des-Capucines ; le lieutenant-colonel Courant, dressé sur ses étriers, avait beau crier : « Quatorzième de ligne ! vous vous déshonorez ! » rien ne pouvait arrêter l’élan de ses hommes ; les dragons les imitèrent et partirent à fond de train vers la place de la Concorde. Chacun sait ce qui se passa, après cette fusillade meurtrière. Seize cadavres ramassés, placés sur un chariot rencontré par hasard et qui transportait une famille d’émigrants à la gare de l’Ouest, furent promenés dans Paris, à la clarté des torches, aux cris de : « Vengeance : on égorge nos frères ! » La joie qui avait soulevé la ville entière vers six heures du soir, lorsque l’on avait appris la démission acceptée du ministère Guizot, faisait place, chez les défenseurs du pouvoir, à une stupeur profonde et, chez ses adversaires, à une inexprimable irritation. Les hommes des sociétés secrètes, — qui n’avaient jamais cessé de fonctionner, malgré Doullens et le Mont-Saint-Michel[1], — se cherchèrent, se trouvèrent, se réunirent et se résolurent à profiter de ce que l’un d’eux eut le courage d’appeler « cette bonne aubaine ». On sonna le tocsin dans la plupart des églises, on dépava les rues, on pilla les boutiques d’armuriers et, avant la fin de la nuit, la ville était, comme l’on dit, hérissée de barricades.

« Les émeutiers ne furent point inquiétés pendant leurs

  1. Lieux de détention habituels des prisonniers politiques. (N. d. É.)