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Page:Du halde description de la chine volume 3.djvu/222

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que nous nous donnerons. S’obstiner à aller contre vent et marée, c’est presque toujours s’exposer au naufrage.

La vie est longue pour les uns, et courte pour les autres : qui peut savoir quelle sera la durée de la sienne ? Anciennement, lorsqu’un homme avait à passer une rivière un peu large, il réglait auparavant avec sa femme tout ce qui concernait sa famille et ses biens. Ce trait renferme une grande leçon ; on a voulu nous dire, que dès qu’on est arrivé au moyen âge de la vie, on doit à chaque instant songer à la mort.

Le sage ne dit point : rien ne presse de mettre ordre à mes affaires ; en voici une en particulier qui est personnelle, et dont on ne doit pas se décharger sur autrui ; c’est le choix de sa sépulture. Ce n’est pas que j’ajoute foi aux fables et aux rêveries du Fong choui[1] : les richesses, les honneurs, et tout ce qui arrive aux hommes, est réglé par les ordres du Ciel. Il n’y a point d’autre cause de la félicité, comme il n’y a point de secret de parvenir aux degrés, sans entrer dans la salle des examens. Ainsi ce n’est point les contes fabuleux du fong choui, qui me touchent : mais enfin en quittant le monde à la mort, j’y laisse mon corps, et il doit m’être cher. Convient-il de laisser à une veuve affligée, ou à un orphelin désolé, le soin de chercher un endroit propre à le conserver ?

Presque tous ceux qui font un long voyage, se fournissent de différentes sortes d’armes, que peut-être ils ne savent pas manier. On voit de jeunes lettrés du nord, d’un teint blanc, fluets, et délicats, passer dans les provinces méridionales, armés de sabres et de flèches, pour faire parade de bravoure. Ils ne savent pas que des gens sans armes, s’ils tombent entre les mains des voleurs, ne perdent que leur argent : comme on ne les craint pas, on n’a garde d’attenter à leur vie : trop de précaution l’expose.

Voyez ces vieux routiers de marchands, lorsqu’ils sont en voyage, ils affectent de porter des habits amples : ils n’ont presque point d’argent dans leur bourse : ils ne s’avisent point de faire de grandes journées : ils logent dans les hôtelleries ordinaires. S’ils voyagent par eau, ils examinent le caractère des maîtres de barque, auxquels ils se fient : ils écartent d’eux les personnes débauchées : ils s’interdisent le jeu : ils sont sobres, surtout pour le vin, et réglés pour le sommeil ; aussi est-il rare qu’il leur arrive le moindre accident.

Dès l’enfance jusqu’à la vieillesse, le cœur de l’homme, de quelque condition et de quelque caractère qu’on l’imagine, n’est jamais exempt de crainte : on craint le juste Tien, on craint les esprits, on craint un père et une mère, on craint un maître, on craint les lois, on craint le prince, on craint les dérèglements des saisons, on craint des mauvaises affaires, toute la vie se passe ainsi dans la crainte.

Aimer la propreté et l’arrangement, rien de plus louable et de plus digne d’un honnête homme : mais porter l’un et l’autre jusqu’à l’excès, c’est une vraie folie. On trouve des gens, qui dans le temps même qu’il leur

  1. Par ces mots les Chinois entendent l'exposition d'une sépulture, ou d'une maison.