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Page:Du halde description de la chine volume 3.djvu/322

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bonté même. Je veux voir ce qui en est ; mettons-le à l’épreuve. Aussitôt il l’appelle par son nom, comme il aurait fait un de ses égaux, et d’une manière insultante. Tcheou ne fit pas semblant d’entendre ; mais quand il fut de retour chez soi, il y fit venir cet étourdi. Jeune homme, dit-il en riant, prenez garde à ne vous pas émanciper ainsi. Votre faute d’aujourd’hui est tombée sur moi : bien vous en prend. Elle pourrait tomber sur quelque autre, qui ne vous en quitterait pas pour une exhortation si courte et si douce.


Réflexion.


Un homme d’une vertu parfaite croit que tous les autres sont vertueux. Un homme d’une vertu moins parfaite, juge tantôt bien, tantôt mal d’autrui. Pour ce qui est d’un homme vicieux, il croit fort facilement que chacun l’est comme lui. Un homme a l’estomac bon, dit Yuen tchong lang ; il s’accommode des mets les plus ordinaires, et les trouve bons. Un autre a l’estomac ruiné ; rien ne l’accommode, lui donnât-on les mets les plus exquis, et de l’or potable : il en est incommodé ; il s’en dégoûte.


Réflexions instructives d’un mandarin, sur une petite aventure.


Li ngan chen, premier président d’un grand tribunal, étant en voyage, rencontra sur sa route une vieille femme qui était montée sur un âne. Comme elle avait le visage découvert, et qu’elle était vêtue négligemment, les gens de Li la prirent d’abord pour un homme, et lui crièrent d’un peu loin de se ranger de côté. La vieille s’en offensa. Qui êtes-vous, dit-elle d’un ton fort aigre et fort haut, pour crier ainsi après moi ? Sachez que j’ai demeuré cinquante ans à la cour, et que j’en ai vu bien d’autres. Non, je ne suis pas femme à craindre cette fourmilière de petits mandarins.

Quand Li fut de retour, il se divertit de cette aventure, en la racontant à ses collègues ; mais en se divertissant, il ne laissa pas d’en tirer une réflexion fort instructive. Un villageois, disait-il, peu accoutumé à venir en ville, s’il voit paraître un bonnet[1] de gaze, prend aussitôt l’épouvante. Cela vient uniquement de ce qu’il n’a pas coutume de rien voir de semblable ; ses yeux sont, pour ainsi dire, trop étroits pour ces objets, qu’il n’a jamais vus : preuve de cela, c’est que cette vieille accoutumée à voir les Grands et leur train, s’est si bien élargi la vue, qu’un président est à ses yeux comme une fourmi.

Belle leçon pour ceux qui s’appliquent à l’étude de la sagesse et de la vertu. Il faut avant toutes choses travailler à s’agrandir, pour ainsi parler, l’esprit et le cœur. C’est un axiome en médecine, qu’il ne faut pas entreprendre par les remèdes d’évacuer entièrement les humeurs peccantes, de peur d’altérer celles qui sont louables, et d’affaiblir trop le malade.

  1. C'est-à-dire, un mandarin ; sous les dynasties précédentes ils portaient de ces bonnets.