Aller au contenu

Page:Du halde description de la chine volume 3.djvu/424

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et la salue d’une manière fort civile. Madame, lui dit-il, vous n’avez pas sans doute oublié le vieillard de Hou tcheou qui vendait du gingembre, c’est moi-même, et je conserve toujours le souvenir du repas que me donna votre mari, et du présent qu’il me fit d’une pièce de taffetas blanc. Au sortir de votre maison, je retournai à Hou tcheou. Il y a un an et demi que mon petit commerce me retient en divers endroits. Je suis venu faire un tour dans votre noble ville, et j’ai apporté quelques bagatelles de mon pays, que je prends la liberté de vous offrir. Je ne comprends pas ce qui a pu porter vos gens à me prendre ridiculement pour un esprit revenu de l’autre monde. Un des domestiques qui était à un coin de la salle, se mit aussitôt à crier : Madame, gardez-vous bien de l’écouter, certainement il sait que vous travaillez à tirer notre maître de prison, et il est venu sous un corps fantastique pour embrouiller son affaire, et achever de le perdre.

La dame Lieou fit taire ce valet, et adressant la parole à l’étranger : À ce que je vois, lui dit-elle, et à la manière dont vous me parlez, je suis persuadée que vous n’êtes point un revenant ; mais sachez que mon mari a bien souffert, et qu’il souffre beaucoup à votre sujet.

Le bonhomme Liu consterné de cette réponse : Hé ! comment est-il possible, dit-il, que contre mon gré j’aie pu faire le moindre tort à un si honnête homme ? Alors la dame Lieou lui exposa en détail tout ce qu’avait fait le batelier Tcheou se. Il a conduit, lui dit-elle, sur sa barque un corps mort jusqu’auprès de la porte de notre maison ; il a produit le panier et la pièce de taffetas que nous vous donnâmes, ce que, disait-il, vous lui aviez laissé en mourant, pour servir de preuve que mon mari vous avait tué. Ce fut là, comme vous jugez bien, un coup de foudre pour nous. A force d’argent nous gagnâmes ce batelier, afin qu’il cachât ce meurtre, et qu’il aidât à transporter le mort, et à l’enterrer. Un an après, Hou le Tigre est allé déférer son maître au tribunal. La question à laquelle on a appliqué mon mari, l’a contraint de tout avouer ; en conséquence de quoi on l’a jeté dans un cachot, où il languit depuis six mois.

À ce récit Liu se frappant rudement la poitrine : Ah ! Madame, s’écria-t-il, j’ai le cœur saisi de la plus vive douleur. Se peut-il trouver sous le ciel un homme capable d’une action si noire ? Quand je vous eus quitté l’année dernière, j’allai droit à la barque pour passer la rivière. Le batelier voyant la pièce de taffetas blanc que je tenais, demanda de qui je l’avais reçue ? Moi, qui n’avais garde de pénétrer son mauvais dessein, je lui avouai ingénument qu’ayant été frappé par votre mari, j’avais perdu pendant quelque temps la connaissance ; qu’ensuite il m’avait régalé, et m’avait fait présent de cette pièce de taffetas. Il me pria de la lui vendre ; ce que je fis. Il demanda pareillement mon panier de bambou, et je le lui abandonnai pour le paiement de mon passage sur sa barque. Aurait-on pu s’imaginer qu’il ne tirait tout cela de moi, que pour tramer la plus horrible méchanceté ?

Mon bon ami, reprit la dame Lieou, à l’heure que je vous parle, si vous n’étiez pas venu, je n’aurais pas pu m’assurer que l’accusation faite