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Page:Duchaussois - Aux glaces polaires, Indiens et Esquimaux, 1921.djvu/370

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LES ESCLAVES

moment où l’on croit toucher le but, quelle déception ! Et les provisions s’achevaient.

Retourner au fort Nelson ? Impossible : le Père de Krangué mourant là-bas, au fort des Liards, attendait, il soupirait, il comptait sans doute les minutes !…

Les Indiens promirent d’être courageux, ils refirent la direction, et la marche reprit. Mais les malheureux s’affaiblissaient à chaque pas.

Un soir, il ne resta plus, pour le souper, que les entrailles d’un lièvre, de la chair et de la peau duquel les trois hommes avaient déjeuné et dîné déjà. Plus une bouchée pour le lendemain. Tandis que les jeunes gens mettaient le reste de leurs forces à préparer le campement dans la neige, le père, excellent tireur, s’éloigna avec le fusil et les deux dernières charges de plomb. Il aperçut un lièvre, le troisième que l’on voyait du voyage. Il ajusta l’animal, qui ne bougeait pas, et lâcha le coup. Rien. Le deuxième coup partit, et le lièvre détala. La peur de manquer avait halluciné le chasseur. Mais, aux détonations, les hurrah des sauvages avaient répondu ; et déjà ils débouchaient du fourré, l’œil enflammé de joie, pour se jeter sur le repas enfin trouvé… Désappointement ! Désolation !

L’un d’eux devint fou, cette nuit-là. Furieux par intervalles, il voulait tuer le missionnaire. Il fallut marcher trois jours encore, sans manger, et avec la nouvelle corvée de se défendre contre l’insensé.

La dernière journée — la dix-huitième — le Père Lecomte dit à ses compagnons :

— Maintenant je reconnais les lieux ; restez ici ; j’irai tout seul, bien vite, au fort des Liards, et je vous enverrai aussitôt du secours.

Il arriva sur le soir, « titubant comme un mort qui sortirait d’un sépulcre », ramassa ses énergies pour indiquer où se trouvaient les deux autres affamés, et tomba évanoui, sur le seuil de la mission.

Le Père de Krangué, qui allait beaucoup mieux, prit soin de son pauvre ami.

Cette épreuve abrégea la vie du Père Lecomte, dont la santé du reste n’égala jamais le courage.

Le coup qui devait être mortel arriva au printemps 1888.