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s’est chargée de vous tracer le fond du sujet, je me chargerai, moi, de vous indiquer les détails… Oui, je prendrais cette femme innocente et pure entre toutes les femmes, je montrerais son cœur aimant et candide, méconnu par cette société fausse, au cœur usé et corrompu ; je mettrais en opposition avec elle une de ces femmes dont toute la moralité serait l’adresse ; qui ne fuirait pas le danger, parce qu’elle s’est depuis longtemps familiarisée avec lui ; qui abuserait de sa faiblesse de femme pour tuer lâchement une réputation de femme, comme un spadassin abuse de sa force pour tuer une existence d’homme ; je prouverais enfin que la première des deux qui sera compromise sera la femme honnête, et cela, non point à défaut de vertu… mais d’habitude… puis, à la face de la société, je demanderais justice entre elles ici-bas, en attendant que Dieu la leur rendît là-haut. — (Silence d’un instant.) Allons, mesdames, c’est assez longtemps causer littérature ; la musique vous appelle, en place pour la contredanse.

EUGÈNE, présentant vivement la main à Adèle.

Madame, aurai-je l’honneur… ?

ADÈLE.

Je vous rends grâce, monsieur, je ne danserai pas.

(Antony prend la main d’Eugène et la lui serre.)
MADAME DE CAMPS.

Adieu, chère vicomtesse.

LA VICOMTESSE.

Comment, vous vous en allez ?

MADAME DE CAMPS, s’éloignant.

Je ne resterai certes pas après la scène affreuse…

LA VICOMTESSE, s’éloignant avec elle.

Vous l’avez un peu provoquée, convenez-en.
xxx(Adèle reste seule, Antony la regarde pour savoir s’il doit
xxxxxxrester ou sortir ; Adèle lui fait signe de s’éloigner.)


Scène VII.

 

ADÈLE, puis LA VICOMTESSE.
ADÈLE.

Ah ! pourquoi suis-je venue, mon Dieu ! je doutais encore… tout est donc connu ! tout, non pas, mais bientôt tout… perdue, perdue à jamais. Que faire ? Sortir… tous les yeux se fixeront sur moi… rester… toutes les voix crieront à l’impudence. J’ai pourtant bien souffert depuis trois mois ! c’aurait dû être une expiation.

LA VICOMTESSE, entrant.

Eh bien !… ah ! je vous cherchais, Adèle !

ADÈLE.

Que vous êtes bonne !

LA VICOMTESSE.

Et vous, que vous êtes folle ! Bon Dieu ! je crois que vous pleurez ?…

ADÈLE.

Oh ! pensez-vous que ce soit sans motif ?

LA VICOMTESSE.

Pour un mot ?

ADÈLE.

Un mot qui tue.

LA VICOMTESSE.

Mais cette femme perdrait vingt réputations par jour si on la croyait.

ADÈLE, se levant vivement.

On ne la croira point, n’est-ce pas ? Tu ne la crois pas, toi ? merci ! merci !

LA VICOMTESSE.

Mais vous-même, chère Adèle, il faudrait savoir aussi commander un peu à votre visage.

ADÈLE.

Comment et pourquoi l’aurais-je appris ? Oh ! je ne le sais pas, je ne le saurai jamais.

LA VICOMTESSE.

Mais si, enfant, je disais comme vous… au milieu de ce monde on entend une foule de choses qui doivent glisser sans atteindre, ou, si elles atteignent, eh bien ! un regard calme, un sourire indifférent…

ADÈLE.

Oh ! voilà qui est affreux, Marie ; c’est que vous-même pensiez déjà ceci de moi, qu’un jour viendra où j’accueillerai l’injure, où je ne reculerai pas devant le mépris, où je verrai devant moi, avec un regard calme, un sourire indifférent, ma réputation de femme et de mère, comme un jouet d’enfant, passer entre des mains qui la briseront. Oh ! mon cœur ! mon cœur ! plutôt qu’on le torture ! qu’on le déchire, et je resterai calme, indifférente ; mais ma réputation, mon Dieu !… Marie, vous savez si jusqu’à présent elle était pure, si une voix dans le monde avait osé lui porter atteinte.

LA VICOMTESSE.

Eh bien ! mais voilà justement ce qu’elles ne vous pardonneront pas, voilà ce qu’à tort ou à raison il faut que la femme expie un jour… Mais que vous importe, si votre conscience vous reste ?

ADÈLE.

Oui, si la conscience reste.

LA VICOMTESSE.

Si en rentrant chez vous, seule avec vous-même, vous pouvez en souriant vous regarder dans votre glace et dire : Calomnie !… Si vos amis continuent à vous voir !