Page:Dumas - Œuvres - 1838, vol.2.djvu/104

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
ADÈLE.

Par égard pour mon rang, pour ma position sociale.

LA VICOMTESSE.

S’ils vous tendent la main, vous embrassent… voyons…

(Elle l’embrasse.)
ADÈLE.

Par pitié, peut-être… par pitié ; et c’est une femme qui, en se jouant, le sourire sur les lèvres, laisse tomber sur une autre femme un mot qui déshonore, l’accompagne d’un regard doux et affectueux pour savoir s’il entrera bien au cœur, et si le sang rejaillira… infamie… Mais je ne lui ai rien fait à cette femme ?

LA VICOMTESSE.

Adèle !

ADÈLE.

Elle va aller répéter cela partout… elle dira que je n’ai point osé la regarder en face, et qu’elle m’a fait rougir et pleurer… Oh ! cette fois, elle dira vrai, car je rougis et je pleure.

LA VICOMTESSE.

Oh ! mon Dieu ! calmez-vous ; et moi qui suis obligée de vous quitter.

ADÈLE.

Oui, votre absence attristerait le bal ; allez, Marie, allez.

LA VICOMTESSE.

J’avais promis à Eugène de danser avec lui la première contredanse… mais avec lui je ne me gêne pas, la seconde commence. Écoutez, chère Adèle, mon amie, vous ne pouvez entrer maintenant ; remettez-vous, et je reviendrai tout à l’heure vous chercher. Puis, après tout, songez que, tout le monde vous abandonnât-il, il vous restera toujours une bonne amie, un peu folle, mais au cœur franc, qui sait qu’elle vaut cent fois moins que vous, mais qui ne vous en aime que cent fois davantage. Allons, embrassez-moi, essuyez vos beaux yeux gonflés de larmes, et revenez vite faire mourir toutes ces femmes de jalousie… Au revoir… Je vais veiller à ce qu’on ne vienne pas vous troubler.
xxx(Elle sort, Antony est entré, pendant ces derniers mots de la
xxxxxxvicomtesse, par la porte de côté, et s’est tenu au fond.)


Scène VIII.

 

ANTONY, ADÈLE, sans le voir.
ANTONY, regardant s’éloigner la vicomtesse.

Elle est bonne cette femme ! — (Il revient lentement se placer devant Adèle sans être aperçu. Avec angoisse.) Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

ADÈLE, avec douceur et relevant la tête.

Je ne vous en veux pas, Antony.

ANTONY.

Oh ! vous êtes un ange.

ADÈLE.

Je vous l’avais bien dit qu’on ne pouvait rien cacher à ce monde qui nous entoure de tous ses liens, nous épie de tous ses yeux… Vous avez désiré que je vinsse, je suis venue.

ANTONY.

Oui, et vous avez été insultée lâchement !… insultée, et moi j’étais là, et je ne pouvais rien pour vous, c’était une femme qui parlait… Dix années de ma vie, dussent-elles passer avec vous, et je les aurais données pour que ce fût un homme qui dit ce qu’elle a dit.

ADÈLE.

Mais je ne lui ai rien fait à cette femme.

ANTONY.

Elle s’est du moins rendu justice en se retirant.

ADÈLE.

Oui, mais ses paroles empoisonnées étaient déjà entrées dans mon cœur et dans celui des personnes qui se trouvaient là… Vous, vous n’entendez d’ici que le fracas de la musique et le froissement du parquet… moi, au milieu de tout cela, j’entends bruire mon nom, mon nom cent fois répété, mon nom qui est celui d’un autre, qui me l’a donné pur, et que je lui rends souillé… Il me semble que toutes ces paroles qui bourdonnent ne sont qu’une seule phrase répétée par cent voix… C’est sa maîtresse !

ANTONY.

Mon amie… mon Adèle !

ADÈLE.

Puis, quand je rentrerai… car je ne puis rester toujours ici, ils se parleront bas… leurs yeux dévoreront ma rougeur… ils verront la trace de mes larmes… et ils diront : Ah ! elle a pleuré… mais il la consolera, lui, c’est sa maîtresse.

ANTONY.

Ah !

ADÈLE.

Les femmes s’éloigneront de moi, les mères diront à leurs filles… : Vois-tu cette femme ?… elle avait un mari honorable… qui l’aimait, qui la rendait heureuse… rien ne peut excuser sa faute… c’est une femme qu’il ne faut pas voir, une femme perdue ; c’est sa maîtresse !

ANTONY.

Oh ! tais-toi, tais-toi ! Et, parmi toutes ces femmes, quelle femme est plus pure et plus innocente que toi ?… Tu as fui… c’est moi qui t’ai poursuivie ; j’ai été sans pitié à tes larmes, sans