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Tant de hardiesse aura récompense sanglante
Peut-être… Vengez-vous…

CHRISTINE, souriant.

Étais-je ressemblante ?

PAULA.

Oh ! oui… car ce portrait, objet de tant d’ardeur,
Fut, depuis qu’il l’obtint, nuit et jour sur son cœur.

CHRISTINE.

Un vieux flatteur, enfant, pour mon âme attendrie,
N’aurait pas inventé meilleure flatterie
Que ce que tu dis là… Tu veux donc d’un seul coup
Avoir beaucoup de moi ?

PAULA.

Avoir beaucoup de moi ? Reine… oui, je veux beaucoup,
Car je n’ai pas tout dit. Le jour où vous promîtes
De choisir un époux, aujourd’hui même, dites,
Avez-vous oublié que dans son cœur d’amant
Chaque mot pénétrait et tremblait sourdement,
Comme un stylet lancé par une main trop sûre
Frappe à fond, et longtemps tremble dans la blessure.
Voilà ce qu’il souffrit… Et le soir, en rentrant,
Cet homme heureux hier, aujourd’hui délirant,
De son amour cessa de me faire mystère :
Me dit tout, puis pensa qu’il eût dû tout me taire,
Et que me mettre en tiers dans un secret royal
Était affreux, fussé-je un confident loyal ;
C’est alors qu’il voulut, peut-être avec justice,
Que de Stockholm pour Rome à l’instant je partisse.
J’implorai… Pour garant j’offris mon sang, mes jours,
S’il cessait de vouloir… mais il voulut toujours.
Alors je me sauvai, fou, délirant, stupide ;
Puis à travers le front, comme un éclair rapide,
Un espoir me passa ; je sentis qu’il fallait
Partir, et je me dis : Si la reine voulait,
Je ne partirais pas ; qu’elle veuille, — et fidèle
À l’ordre qui pour moi vers lui descendra d’elle,
Monaldeschi pourra me rattacher à lui.
Je vous suivis partout… mais ce n’est qu’aujourd’hui
Que j’eus ce grand bonheur de voir ma souveraine
Pour tomber à ses pieds, que je supplie… ô Reine !…

CHRISTINE.

L’homme, qu’un autre homme aime et peut aimer ainsi,
Doit être grand et bon… Viens, mon enfant, merci !
Je l’ignorais encor, lu me l’as fait connaître.
Oh ! non… tu ne dois pas, enfant, quitter ton maître.
Garde-nous les secrets confiés à ta foi ;
J’accueille ta prière en t’attachant à moi.

PAULA.

À vous, madame, à vous ! vous vous trompez, je pense ?

CHRISTINE.

Non, ton amour pour lui mérite récompense ;
Le marquis t’en doit une, et je veux l’acquitter.
Reste donc avec moi pour ne le plus quitter.

PAULA.

Mais…

CHRISTINE.

Mais… Assez. Qu’est cela ? ton nom ?

PAULA.

Mais… Assez. Qu’est cela ? ton nom ? Paulo.

CHRISTINE.

Mais… Assez. Qu’est cela ? ton nom ? Paulo. Ton âge ?

PAULA.

Quinze ans.

CHRISTINE.

Quinze ans. Paulo, je vais te charger d’un message
Secret… Charles-Gustave arrive en ce moment
Dans ce château d’Upsal ; vers cet appartement,
Sans que personne ici vous entende ou vous voie,
Tu pourras l’amener. Cette secrète voie,
En tournant le palais, à sa chambre conduit ;
Tu prendras un flambeau, car tu vois qu’il fait nuit
Dans ce passage. — Ah ! tiens, — la clef de l’autre porte.

LE PAGE, à part, en sortant.

Ai-je réussi ? — Non. — Mais je reste. — Qu’importe !


Scène II.

CHRISTINE, seule.

Oh ! que c’est un spectacle à faire envie au cœur,
Que voir ce sentiment, de tout autre vainqueur,
Cette ardente amitié qui soi-même s’oublie,
Et que mes courtisans appelleraient folie.
Ce miracle du cœur, Monaldeschi, pour toi,
Peut à la voix de Dieu naître, — tu n’es pas roi ;
Que c’est une effrayante et sombre destinée
Que celle de cette âme au trône condamnée !
Qui pourrait vivre, aimer, être aimée à son tour ;
Qui, dans elle, sentait palpiter de l’amour,
Et qui voit qu’à ce faîte où le destin la place,
Tous les cœurs sont couverts d’une couche de glace.
Comme au haut d’un grand mont le voyageur lassé,
Part tout brûlant d’en bas, puis arrive glacé ;
Sans qu’un éclair de joie un seul instant y brille,
User à le rider son front de jeune fille ;
Sentir une couronne en or, en diamant,
Prendre place à ce front d’une bouche d’amant ;
Marcher sur du velours, mais partout où nous sommes,
Sentir que nous marchons sur la tête des hommes ;
Voir tous ceux sur lesquels nos pieds ne pèsent pas,
Qui relèvent le front, et qui grondent tout bas ;
Deviner, quand de près notre œil les examine,
Sous chaque habit croisé, couvrant chaque poitrine,
Une main qui se cache en cachant un poignard…
César, Ladislas Six, Henri Quatre, Stuart…
La foule, flot bruyant qui mugit et qui roule,
Dès qu’un trône s’élève, ou qu’un trône s’écroule,
La foule, — forte, — immense, — hydre aux cent mille pieds,
Par qui passent les rois constamment épiés ;
Qui dans l’ombre sans cesse autour de nous tournoie,
Nous suit de tous ses yeux, et dont chaque œil flamboie ;
Se dresse devant nous à notre lit de mort,
Et qui, si nous souffrons, soudain crie au remord ;
Bourdonne pour troubler la royale agonie,
Ne nous quitte pas même alors qu’elle est finie ;
Et sur la tombe fraîche où nous fuyons en vain,
Pour funèbre oraison ne dit qu’un mot : « Enfin !… »
Voilà ce qu’est régner… À travers la vallée,
Courir en se jouant bruyante, échevelée,
Vivre d’air, de bonheur, de joie, — à tout moment,
Rire avec des éclats ou pleurer librement ;