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COMMENT JE DEVINS AUTEUR DRAMATIQUE.

société pour la faire entrer dans la bonne. »

C’est ce qui faisait répondre, plus naïvement encore, à Molière, lorsqu’on lui faisait le même reproche :

« Je prends mon bien où je le trouve. »

Et Shakespeare et Molière avaient raison, car l’homme de génie ne vole pas, il conquiert ; il fait de la province qu’il prend une annexe de son empire ; il lui impose ses lois, il la peuple de ses sujets, il étend son sceptre d’or sur elle, et nul n’ose lui dire, en voyant son beau royaume : — Cette parcelle de terre ne fait point partie de ton patrimoine. — Sous Napoléon, la Belgique était France : la Belgique est aujourd’hui un État séparé : Léopold en est-il plus grand, ou Napoléon plus petit ?

Je me trouve entraîné à dire ces choses, parce que, génie à part, on me fait aujourd’hui la même guerre que l’on faisait à Shakespeare et à Molière ; parce qu’on en vient à me reprocher jusqu’à mes longues et persévérantes études, parce que, loin de me savoir gré d’avoir fait connaître à notre public des beautés scéniques inconnues, on me les marque du doigt comme des vols, on me les signale comme des plagiats. Il est vrai, pour me consoler, que j’ai du moins cette ressemblance avec Shakespeare et Molière, que ceux qui les ont attaqués étaient si obscurs, qu’aucune mémoire n’a conservé leur nom ; cela vient de ce qu’un homme d’art qui sait, par expérience, ce que la plus petite œuvre coûte, n’appuyera jamais de l’autorité de sa signature qu’une attaque consciencieuse et mesurée. Certes, le nombre de nos critiques littéraires est grand, et dans ce nombre il y a des noms d’hommes qui ont une puissance de production : Saint-Beuve, Janin, Latouche, Bossange, Loève Veymars, Rolle, Planche, Béquet, Merle, Amédée Pichot, Laforêt : à peine si je connais personnellement quelques-uns d’entre eux ; il y en a même parmi eux que je n’ai jamais vus ; tous ont, chacun à leur tour, jugé bien diversement les huit drames que j’avais donnés à l’âge de vingt-neuf ans : eh bien ! je porte le défi à chacun d’eux d’oser pour lui-même signer de toutes les lettres de son nom, les deux articles du Journal des Débats, signés de la lettre G[1].

Ces choses dites en passant et une fois pour toutes, abandonnons l’auteur dramatique en herbe, et revenons au surnuméraire qui fleurit.

Mon écriture avait fait merveille ; pendant deux ans le duc d’Orléans n’envoya pas une seule dépêche à une tête couronnée ou à un prince royal qu’elle ne fût lithographiée de ma main. Une autre chose m’avait servi encore : comme mon ambition bureaucratique n’était pas grande, j’abandonnais la rédaction à mes camarades, et je me chargeais purement et simplement de copier leur prose ; occupation machinale, qui me laissait l’esprit libre et me permettait de poursuivre dans ma tête les idées les plus opposées au genre de travail qui m’occupait. De cette manière, je ne leur inspirais nul ombrage sur leur avenir ; car il était évident que je n’avais pas la prétention de devenir autre chose que ce que j’étais, c’est-à-dire un expéditionnaire. J’avais donc, sans opposition aucune, fait mon premier pas dans la carrière administrative, c’est-à-dire que de surnuméraire j’étais devenu employé. Le rapport du directeur général, sur lequel cette promotion avait été faite, contenait même une péroraison très-flatteuse pour moi. La voici : En conséquence, je supplie Monseigneur d’accorder le titre de commis à ce jeune homme, qui possède une fort belle écriture, et qui même ne manque pas d’intelligence.

Ce qu’il y avait de plus clair dans tout cela, c’est que mes appointements étaient augmentés de cent écus, et qu’au lieu de douze cents francs par an, j’avais quinze cents francs, c’est-à-dire, cent vingt-cinq francs par mois, pour vivre et faire vivre ma mère ; outre cela, j’avais encore l’espoir de toucher au bout de l’année une gratification de deux cent cinquante francs. Mais cette somme, comme son titre le dénonce, ne devait m’être accordée que dans le cas de parfaite satisfaction de la part du directeur général ; or, nous verrons plus tard comment il se fit que jamais le directeur-général ne fut parfaitement satisfait.

Mon existence, à tout prendre, eût été assez tolérable, sans le travail du soir ; car, après avoir étudié la littérature, il me fallait étudier la société. Ce n’était point assez de connaître les ressorts dramatiques, il fallait encore connaître les passions qui amollissent ou qui tendent ces ressorts ; or, où chercher ces passions, si ce n’était dans le monde, et comment aller dans le monde, lorsqu’on sort de son bureau à dix heu-

  1. On m’apprend que ces articles sont de M. Grenier ou Garnier, de Cassagnac.