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COMMENT JE DEVINS AUTEUR DRAMATIQUE.

res et demie du soir, fatigué d’y avoir travaillé toute la journée.

En conséquence, je m’armai un beau jour de courage ; j’allai trouver M. Oudard, et je le priai de me dispenser de mon travail du soir.

Il faut connaître la susceptibilité du despotisme bureaucratique, pour comprendre, malgré sa bonté parfaite pour nous tous en général, et son amitié pour moi en particulier, amitié si réelle et dont depuis il m’a donné tant de preuves, combien cette demande lui parut ambitieusement déplacée. Il me la fit répéter deux fois, me prit les mains dans les siennes, me regarda en face comme pour s’assurer que je n’étais pas devenu fou, puis me dit avec une voix encore mêlée de doute : — Mais, mon enfant, c’est impossible.

— Vous êtes si excellent, lui répondis-je, que j’avais pensé que vous me laisseriez ces trois heures dont j’ai besoin.

— Et pourquoi faire ?

— Pour étudier.

— Étudier !

— Oui, monsieur. La carrière administrative, je vous l’avouerai, ne m’offre ni grande chance ni grand attrait ; mon avenir n’est point là, et, dussé-je parvenir à être ce que vous êtes, ce que je ne serais probablement jamais, eh bien ! je ne serais encore ni content ni heureux ?…

— Mais que voulez-vous faire ?

— De la littérature… —

Le mot était lâché, il produisit son effet.

On saura qu’en général la bureaucratie n’a point d’ennemie plus mortelle que la littérature, et vice versâ ; une vieille tradition veut qu’elles ne puissent vivre l’une avec l’autre ; aussi se rendent-elles cordialement haine pour haine, mépris pour mépris.

Cependant Oudard, qui m’aimait, fut plus affligé que courroucé de cette confidence.

— Vous avez tort, me dit-il, ceci ne vous mènera à rien.

— N’importe ; laissez-moi tenter la fortune.

— Il n’y a qu’un moyen à ma disposition.

— Quel qu’il soit, je l’adopte.

— Je vous ferai passer dans un autre bureau où il n’y aura pas de travail le soir.

— M’aimerez-vous toujours bien ?

— Comme si vous ne me quittiez pas.

— Eh bien ! j’accepte.

Deux mois après, ma mutation était signée : je quittais le secrétariat du duc d’Orléans, et j’entrais à la direction des forêts ; je perdais un brave chef de bureau et deux excellents camarades, mais je gagnais mes soirées, et c’était, j’en demande bien pardon à leur amitié d’alors et à leur amitié d’aujourd’hui, c’était, dis-je, dans mon égoïsme littéraire, une compensation suffisante.

Cependant j’entrai dans ma nouvelle famille bureaucratique sous de mauvais auspices ; on avait voulu me colloquer dans une grande salle où travaillaient déjà trois ou quatre de mes collègues, et je m’étais révolté contre cette mesure ; ils avaient eu beau m’expliquer qu’ils trouvaient, dans cette réunion, l’avantage de tuer, par la causerie, le temps, cet ennemi mortel des employés ; je ne craignais rien tant que cette causerie, qui faisait leurs délices, à eux, et qui m’aurait distrait, moi, de ma pensée unique, croissante et éternelle. J’avais lorgné, au contraire, une espèce de niche, séparée, par une simple cloison, de la loge du garçon de bureau, et dans laquelle celui-ci enfermait les bouteilles qui avaient contenu de l’encre, et qui lui revenaient de droit, lorsqu’elles étaient vides. J’en demandai la mise en possession : j’aurais mieux fait, je crois, de demander l’archevêché de Cambrai, qui venait de vaquer.

Ce fut une clameur qui s’éleva depuis le garçon de bureau jusqu’au directeur général : le garçon de bureau demanda aux employés de la grande chambre où il mettrait désormais ses bouteilles vides ; les employés de la grande chambre demandèrent au sous-chef si je me croirais déshonoré de travailler avec eux ; le sous-chef demanda au chef si j’étais venu à la direction des forêts pour y donner des ordres ou bien pour en recevoir ; le chef demanda au directeur général s’il était dans les usages administratifs qu’un employé à quinze cents francs eût un cabinet séparé, comme un chef de bureau à quatre mille francs ; le directeur répondit que, non-seulement ce n’était point dans les usages administratifs, mais encore qu’aucun précédent ne militait en ma faveur, et que ma prétention était monstrueuse.

J’étais en train de mesurer la longueur et la largeur du malheureux recoin dont l’usufruit faisait, en ce moment, toute mon ambition, lorsque le chef de bureau descendit fièrement de la direction générale, porteur de l’ordre verbal dont la signification devait faire rentrer dans les rangs l’employé indiscipliné qui avait eu un instant l’espoir ambitieux d’en sortir. Il le transmit aussitôt au sous-chef, qui le transmit aux employés