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Scène II.

MISTRESS GREY, JENNY.
JENNY, les yeux fixés sur la porte par laquelle ils sont sortis.

Pas un mot… pas un regard !

MISTRESS GREY.

Eh bien ! Jenny ?

JENNY, tressaillant.

Ma mère !

MISTRESS GREY.

Que fais-tu donc là, immobile ?

JENNY.

Je… je réfléchissais.

MISTRESS GREY.

En effet, j’ai cru remarquer que depuis quelque temps tu es bien pensive, et c’est surtout lorsque Richard n’est pas là que tu te livres aux réflexions.

JENNY.

La solitude leur est favorable.

MISTRESS GREY.

La solitude… Eh bien ! moi donc ?

JENNY.

Oh ! vous n’êtes pas quelqu’un, vous…, vous êtes ma mère.

MISTRESS GREY.

Mon enfant, il ne faudrait pas te laisser aller ainsi à tes pensées.

JENNY.

Sont-elles donc un mal ?

MISTRESS GREY.

C’est selon leur nature.

JENNY.

Ne peut-on penser à son frère ?

MISTRESS GREY.

À son frère, oui ; à Richard, non. Richard se croit ton frère, mais tu sais qu’il ne l’est pas. Le secret t’a été révélé aussitôt que tu as été en état de comprendre les différences d’affections dues à un frère ou à un ami.

JENNY.

Eh ! pourquoi n’a-t-on pas révélé ce secret à Richard lui-même ?

MISTRESS GREY.

Mawbray a toujours insisté près de mon mari pour qu’il le laissât dans cette ignorance.

JENNY.

Et cela fait qu’il m’aime comme un frère.

MISTRESS GREY.

Et comment voudrais-tu donc qu’il t’aimât ?

JENNY.

Oh ! pardon, ma mère, je suis folle.

MISTRESS GREY.

Tu vois bien que tu penses tout haut et que tu n’es pas seule.

JENNY.

Ma mère, j’ai bien envie de pleurer, serait-ce un mal aussi ?

MISTRESS GREY.

Ah ! mon enfant, garde tes larmes ! Dieu les a faites pour des malheurs réels, et avant la fin de sa vie chaque homme trouve l’occasion de verser les siennes.

JENNY.

Ma mère, qui peut donc empêcher le bonheur ?

MISTRESS GREY.

C’est que chacun le rêve à sa manière, coordonne les événements qui doivent y concourir, croit que le sort se prêtera à ses calculs d’avenir : puis l’avenir vient, et le sort renverse ce château de cartes. Ton bonheur à toi, celui que tu rêves du moins, serait une vie paisible, aux lieux où tu es née, entre tes parents, ayant notre petit domaine pour toute patrie, Richard pour ton époux.

JENNY.

Eh bien !

MISTRESS GREY.

Eh bien ! mon enfant, nous sommes vieux, nous mourrons.

JENNY.

Oh ! ma mère !

MISTRESS GREY.

Richard t’emmènera à Londres, et tu quitteras le pays où tu es née.

JENNY.

Partout, partout avec lui !

MISTRESS GREY.

Ses occupations politiques vous isoleront l’un de l’autre et chaque jour davantage. Il ne pourra toujours rester près de toi pour te rendre tes parents que tu auras perdus, ton domaine que tu auras quitté, ta tranquillité que tu ne sauras où reprendre.

JENNY.

Maman, mon rêve n’était-il pas le vôtre, et n’avez-vous pas été heureuse avec mon père ?

MISTRESS GREY.

M. Grey n’était pas ambitieux, Jenny.

JENNY.

Eh bien ! si ce que vous me dites est vrai, ma mère, croyez-vous que le temps de pleurer ne soit pas venu pour moi ?

MISTRESS GREY.

Mon enfant, distrais-toi : il y a longtemps que tu ne t’es occupée de dessin ?

JENNY.

Je n’y fais plus de progrès.