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Scène V


MARGUERITE, BURIDAN.
MARGUERITE, ouvrant et reculant.

Ce n’est point le Bohémien !

BURIDAN.

Non, c’est le capitaine ; mais si le capitaine est le Bohémien, cela reviendra au même, n’est-ce pas ? J’ai préféré ce costume ; il défendrait mieux au besoin le maître qui le porte que la robe que le maître portait ce matin ; puis, par le temps qui court, et à cette heure de nuit, les rues sont mauvaises. Enfin, à tort ou à raison, c’est une précaution que j’ai cru devoir prendre.

MARGUERITE.

Vous voyez que je suis venue.

BURIDAN.

Et vous avez bien fait, reine.

MARGUERITE.

Vous reconnaîtrez de ma part, du moins, que c’est un acte de complaisance ?

BURIDAN.

Que vous vinssiez ici par complaisance ou par crainte, j’étais sûr de vous y trouver : pour moi c’était l’essentiel.

MARGUERITE.

Tous n’êtes donc pas de Bohême ?

BURIDAN.

Non, par la grâce de Dieu ; je suis chrétien ou plutôt je l’étais ; mais il y a longtemps déjà que je n’ai plus de foi, n’ayant plus d’espoir… Parlons d’autres choses.

(Il prend une chaise.)
MARGUERITE, s’asseyant.

J’ai l’habitude qu’on me parle debout et découvert.

BURIDAN, debout.

Je te parlerai debout et découvert, Marguerite, parce que tu es femme et non parce que tu es reine. Regarde autour de nous. Y a-t-il un seul objet auquel tu puisses reconnaître le rang auquel tu te vantes d’appartenir, insensée ? Ces murs noirs et enfumés ressemblent-ils à la tenture d’un appartement de reine ? est-ce un ameublement de reine que cette lampe fumeuse et cette table à demi brisée ? Reine, où sont tes gardes ? reine, où est ton trône ? Il n’y a ici qu’un homme et une femme ; et puisque l’homme est tranquille et que la femme tremble, c’est l’homme qui est roi.

MARGUERITE.

Mais qui donc es-tu pour me parler ainsi ? d’où vient que tu me crois en ta puissance, et qui te fait penser que je tremble ?

BURIDAN.

Qui je suis ? je suis à cette heure Buridan le capitaine ;… peut-être ai-je encore un autre nom qui te serait plus connu ; mais en ce moment il est inutile que tu le saches… D’où vient que je te crois en ma puissance ?… c’est que si tu ne pensais pas y être toi-même, tu ne serais pas venue ainsi… ce qui me fait penser que tu trembles, c’est qu’à ton compte comme au mien il te manque un cadavre ; que la Seine n’en a rejeté et n’en pouvait rejeter que deux cette nuit.

MARGUERITE.

Et le troisième ?

BURIDAN.

Le troisième ?… le troisième existe, Marguerite ; le troisième, c’est Buridan le capitaine, l’homme qui est devant toi.

MARGUERITE, se levant.

C’est impossible !

BURIDAN.

Impossible !… Écoute, Marguerite, veux-tu que je te dise ce qui s’est passé cette nuit à la tour de Nesle ?

MARGUERITE.

Dis.

BURIDAN.

Il y avait trois femmes, voici leurs noms : la princesse Jeanne, la princesse Blanche et la reine Marguerite. Il y avait trois hommes, et voici leurs noms : Hector de Chevreuse, Buridan le capitaine et Philippe d’Aulnay.

MARGUERITE.

Philippe d’Aulnay !

BURIDAN.

Oui, Philippe d’Aulnay, le frère de Gaultier ; celui-là, c’est celui qui a voulu que tu ôtasses ton masque ;… celui-là, c’est celui qui t’a fait à la figure la cicatrice que voici.

MARGUERITE.

Eh bien ! Hector et Philippe sont morts, n’est-ce pas ? et tu es resté seul vivant, toi ?

BURIDAN.

Seul.

MARGUERITE.

Et voilà que tu t’es dit : Je raconterai ce qui s’est passé, et je perdrai la reine ; la reine aime Gaultier d’Aulnay, et je dirai à Gaultier d’Aulnay : La reine a tué ton frère… Tu es fou, Buridan, car l’on ne te croira pas… Tu es bien hardi, car maintenant que je sais ton secret comme tu sais le mien, je pourrais appeler, faire un signe, et dans cinq minutes Buridan le capitaine aurait rejoint Hector de Chevreuse et Philippe d’Aulnay.

BURIDAN.

Fais-le, et demain… Gaultier d’Aulnay ouvrira à la dixième heure du matin des tablettes qu’un