Page:Dumas - Œuvres - 1838, vol.2.djvu/676

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si c’est possible… vous ne serez en sûreté qu’en France ou en Belgique.

KEAN.

Moi, fuir… moi, quitter Londres, l’Angleterre, comme un lâche qui tremble… Oh ! vous ne me connaissez pas, Elena… Lord Mewill veut de la publicité, nous lui en donnerons ; son nom n’est pas encore assez honorablement connu, il le sera comme il mérite de l’être.

ELENA.

Vous oubliez qu’un autre nom aussi sera prononcé aux débats : on cherchera les motifs de ce double emportement, contre le prince royal et lord Mewill, et on le trouvera.

KEAN.

Oui, oui… vous avez raison… et tout cela est peut-être un bonheur… M’aimez-vous, Elena ?

ELENA.

Vous le demandez !

KEAN.

Écoutez : vous aussi, vous êtes compromise.

ELENA.

Je le sais.

KEAN.

Non, vous ne savez pas tout encore ; cet éventail que vous avez oublié hier dans ma loge…

ELENA.

Eh bien ?

KEAN.

Il a été trouvé.

ELENA.

Par qui ?

KEAN.

Par le comte.

ELENA.

Grand Dieu !

KEAN.

Il le connaît, n’est-ce pas ?

ELENA.

Sans doute.

KEAN.

Eh bien ?

ELENA.

Eh bien ?

KEAN.

Vous me donniez le conseil de fuir, je suis prêt. Fuirai-je seul ?

ELENA.

Oh ! vous êtes insensé, monsieur Kean ; non, non, c’est chose impossible ; non, notre amour fut un instant d’égarement, d’erreur, de folie, auquel il ne faut plus songer, et que nous devons oublier nous-mêmes afin que les autres l’oublient.

KEAN.

L’oublier, oh ! vous n’y songez pas, Elena ! Mais quand je m’exilerais, quand je cesserais de vous voir, n’aurais-je pas votre image éternellement sur mon cœur ou devant mes yeux ? n’ai-je pas votre portrait, votre portrait chéri ?

ELENA.

Je viens vous le redemander, Kean.

KEAN.

Vous venez me redemander votre portrait ! votre portrait donné hier, vous venez me le redemander aujourd’hui !

ELENA.

Mais songez que la raison l’exige ; Kean, vous m’aimez, je le crois, je le sais, mais pensez-vous qu’éloigné de moi, cet amour résistera à l’absence ? non, avec votre talent et célèbre comme vous l’êtes, les occasions viendront d’elles-mêmes au-devant de vous, vous aimerez une autre femme, et mon portrait, mon portrait qui est en ce moment un souvenir d’amour, ne sera plus alors qu’un trophée de victoire.

KEAN.

Ah ! le voilà, madame ! un pareil soupçon ne laisse aucun moyen de refus ; en amour, qui doute accuse.

ELENA.

Kean !

KEAN.

Le voilà, je ne l’ai pas gardé longtemps et personne ne l’a vu, madame, de sorte que si vous en avez promis un autre, vous pouvez vous dispenser de le faire faire, et donner celui-là à la place.

ELENA.

Promis à qui ?

KEAN.

Que sais-je ? en échange de quelque éventail, peut-être.

ELENA.

Ô Kean, Kean ! après ce que j’ai fait pour vous, après ce que je vous ai sacrifié…

KEAN.

Et que m’avez-vous tant sacrifié, madame, si ce n’est votre orgueil, vous ? C’est vrai, madame la comtesse de Kœfeld est descendue jusqu’à aimer un comédien, vous avez raison : cet amour était un moment d’erreur, d’égarement, de folie ; mais tranquillisez-vous, madame, l’erreur fut pour moi seul, moi seul fus égaré, moi seul ai été fou ; oh ! oui, fou, et bien fou de croire au dévouement d’une femme ; fou de risquer pour elle mon avenir, ma liberté, ma vie, et cela sur un soupçon de jalousie, tandis que j’étais si ardemment aimé ! Oh ! j’avais tort, sang-dieu ! j’avais tort, et voilà donc pourquoi, c’était pour entendre ces choses sortir de votre bouche que je vous attendais depuis hier avec tant de mortelles impatiences ! voilà pourquoi mon cœur battait à me briser la poitrine à chaque coup que l’on frappait à cette porte ! Oh !