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je les connaissais pourtant bien ces sortes d’amour ; je savais de quelle profondeur et de quelle durée ils sont, et vaniteux, vaniteux que je suis, je m’y suis laissé prendre ! Voilà votre portrait, madame.

ELENA.

Oh ! Kean, ne m’en veuillez point d’avoir plus de raison que vous.

KEAN.

Plus de raison que moi ! oh ! je vous en défie, madame, et vous venez de faire une cure merveilleuse. J’avais le transport, le délire, quelque chose comme une fièvre cérébrale ; vous m’avez appliqué de la glace sur la tête et sur le cœur, je suis guéri. Mais une plus longue absence augmenterait probablement les soupçons du comte, en admettant que cet éventail lui en ait donné ; puis d’un moment à l’autre le constable peut venir pour m’arrêter…

ELENA.

Ah ! Kean, Kean, j’aime mieux votre colère que votre ironie. Oh ! me quitterez-vous ainsi ? est-ce ainsi que vous me direz adieu ?

KEAN.

Madame la comtesse de Kœfeld permettra-t-elle au comédien Kean de lui baiser la main ?…

(Il s’incline pour baiser la main de la comtesse.)
LE COMTE, dans l’antichambre.

Je vous dis que j’entrerai, monsieur !…

SALOMON, de même.

Et je vous dis que vous n’entrerez pas, moi !

ELENA.

Le comte ! le comte !

KEAN.

Votre mari… oh ! mais c’est donc une fatalité qui l’amène !… Oh ! cachez-vous, Elena, cachez-vous ! (Elle va au cabinet d’Anna.) Non, point là, ici, ici ; là du moins personne ne vous verra ; les fenêtres donnent sur la Tamise.

ELENA.

Un dernier mot, une dernière prière…

KEAN.

Laquelle ? dites, dites.

ELENA.

Mon mari vient vous demander raison, sans doute.

KEAN.

Soyez tranquille, madame, le comte me sera sacré. Hier, peut-être eussé-je donné des années de ma vie pour une rencontre avec lui ; mais aujourd’hui soyez tranquille, je ne lui en veux plus.

LE COMTE.

Je vous dis qu’il faut que je le voie !

KEAN, allant ouvrir la porte.

Qu’est-ce à dire, Salomon ? et pourquoi ne laissez-vous pas entrer M. le comte de Kœfeld ?

(Il entre. Kean referme la porte, et met la clef dans sa poche.)



Scène VI.

 

KEAN, LE COMTE DE KŒFELD, SALOMON.
SALOMON.

Maître, vous m’aviez dit…

KEAN.

Que je ne voulais recevoir personne, c’est vrai, mais j’étais loin de m’attendre à l’honneur que me fait M. le comte.

(Il fait signe à Salomon de sortir.)
LE COMTE.

Au contraire, monsieur, j’aurais cru que vous n’aviez clos votre porte que parce que vous comptiez sur ma visite.

KEAN.

Et d’où m’aurait pu venir cette présomption, monsieur le comte ?

LE COMTE.

De ce que j’avais dit hier dans votre loge, à propos de nous autres Allemands, que lorsque nous nous croyons offensés, nous nous battons avec tout le monde : or, je suis offensé, monsieur, et je viens pour me battre. La cause, vous la connaissez, mais il est important qu’elle reste entre nous ; aussi vous voyez que, contrairement aux habitudes, je ne vous ai point écrit, je ne vous ai envoyé personne, et je suis venu à vous seul et confiant comme un homme d’honneur, qui vient jouer sa vie contre un homme d’honneur ; en passant devant la première caserne que nous trouverons sur le chemin d’Hyde-Park, nous prierons deux officiers de nous servir de témoins. Quant au motif de notre rencontre, ce sera tout ce que vous voudrez : une querelle à propos de la mort de lord Castelreag ou de l’élection de M. O’Connel.

KEAN.

Mais vous comprenez, monsieur le comte, que ce motif, suffisant pour tout autre, ne l’est pas pour moi : il ne peut y avoir rencontre que lorsqu’il y a offense, et je ne crois pas avoir été assez malheureux…

LE COMTE.

C’est bien, monsieur, c’est bien ! je comprends cette délicatesse, mais cette délicatesse est presque une nouvelle insulte. Si vous ne vous battez pas lorsque vous avez offensé, vous battez-vous lorsqu’on vous offense ?