Page:Dumas - Œuvres - 1838, vol.2.djvu/678

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KEAN.

C’est selon, monsieur… Si l’on m’offense sans motif, j’attribue à la folie l’insulte qu’on me fait, et je plains celui qui m’insulte.

LE COMTE.

Monsieur Kean, dois-je croire que votre réputation de courage est usurpée ?

KEAN.

Non, monsieur le comte, car j’ai fait mes preuves.

LE COMTE.

Prenez garde, je dirai partout que vous êtes un lâche.

KEAN.

On ne vous croira pas.

LE COMTE.

Je dirai que j’ai levé la main.

KEAN.

Et vous ajouterez que je l’ai arrêtée pour épargner à l’un de nous un chagrin mortel.

LE COMTE.

C’est bien, vous ne voulez pas vous battre, je ne puis pas vous forcer ; mais il faut que ma colère se répande, songez-y bien, et si ce n’est sur vous, ce sera sur votre complice.

KEAN, le retenant.

Je vous jure, monsieur le comte, que vous êtes dans l’erreur la plus profonde, je vous jure que vous n’avez aucun motif de soupçonner ni moi ni personne.

LE COMTE.

Ah ! je voulais que tout cela se passât dans le silence, et vous me forcez au bruit ; votre sang suffisait à ma haine, et je ne demandais pas autre chose ; mais vous avez peur de ma vengeance et vous la renvoyez à une femme, c’est bien.

KEAN.

Monsieur le comte, il y a quelque chose de plus lâche qu’un homme qui refuse de se battre, c’est un homme qui s’attaque à une femme qui ne peut pas lui répondre.

LE COMTE.

Toute vengeance est permise du moment où elle atteint le coupable.

KEAN.

Et moi, je vous dis, monsieur, que la comtesse est innocente, je vous dis qu’elle a droit à vos égards et à votre respect ; je vous dis que si vous prononcez un seul mot qui la compromette, que si vous froissez un pli de sa robe, que si vous touchez un cheveu de sa tête, il y a à Londres des hommes qui ne laisseront pas impunie une telle action. Et tenez, moi tout le premier, moi qui ne l’ai vue qu’une fois, moi qui la connais à peine, moi qui ne la connais pas…

LE COMTE.

Ah ! tout bon comédien que vous êtes, monsieur Kean, vous venez cependant de vous trahir. Eh bien ! maintenant parlons franc ; regardons-nous en face et ne détournez plus les yeux : connaissez-vous cet éventail ?

KEAN.

Cet éventail ?

LE COMTE.

Il appartient à la comtesse.

KEAN.

Eh bien ! monsieur…

LE COMTE.

Eh bien ! monsieur, cet éventail, hier je l’ai trouvé…

SALOMON, entrant.

Une lettre pressée du prince de Galles.

KEAN.

Plus tard.

SALOMON, à demi-voix.

Non, tout de suite.

KEAN.

Vous permettez, monsieur le comte ?

LE COMTE.

Faites, faites, je ne m’éloigne pas.

KEAN, après avoir lu.

Vous connaissez l’écriture du prince de Galles, monsieur ?

LE COMTE.

Sans doute ; mais que peut avoir à faire l’écriture du prince de Galles…?

KEAN.

Lisez.

LE COMTE, lisant.

« Mon cher Kean, voulez-vous faire chercher avec le plus grand soin dans votre loge, je crois y avoir oublié hier l’éventail de la comtesse de Kœfeld, que je lui avais emprunté afin d’en faire faire un pareil à la duchesse de Northumberland. J’irai vous demander raison aujourd’hui de la sotte querelle que vous m’avez cherchée hier au théâtre à propos de cette petite fille d’Opéra ; je n’aurais jamais cru qu’une amitié comme la nôtre pouvait être altérée par de semblables bagatelles.
Votre affectionné,xxxxxxxxxxxxxxxxxxxx Georges. »

KEAN.

Cette lettre répond mieux que je ne pourrais le faire à des soupçons que je commence à comprendre, monsieur le comte, et dont vous sentirez facilement que ma modestie ne me permettait pas de me croire l’objet.

LE COMTE.

Monsieur Kean, on parle de vous arrêter, de vous conduire en prison, n’oubliez pas que les palais consulaires sont inviolables, et que l’ambassade de Danemark est un palais consulaire.