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Page:Dumas - Joseph Balsamo, Lévy frères, 1872, volume 5.djvu/74

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Althotas ne quittait pas du regard cette fiole brisée, image du néant de ses espérances ; on eût dit qu’il comptait ces mille débris qui avaient, en s’éparpillant, diminué sa vie d’autant de jours, on eût dit qu’il eût voulu pomper du regard cette liqueur précieuse répandue sur le parquet, et qu’un instant il avait crue l’immortalité.

Parfois aussi, lorsque la douleur de cette désillusion était trop vive, le vieillard levait son œil terni sur Balsamo ; puis, de Balsamo, son regard passait au cadavre de Lorenza.

Il ressemblait alors à ces brutes, surprises au piège, que le chasseur trouve le matin, arrêtées par la jambe, et qu’il tourmente longtemps du pied sans leur faire tourner la tête ; mais qui, s’il les pique de son couteau de chasse, ou de la baïonnette de son fusil, lèvent obliquement leur œil sanglant, tout chargé de haine, de vengeance, de reproche et de surprise.

— Est-il possible, disait ce regard, encore si expressif dans son atonie, est-il croyable que tant de malheurs, que tant d’échecs viennent à moi, de la part d’un être aussi infime que cet homme, que je vois là agenouillé à quatre pas de moi, aux pieds d’un objet aussi vulgaire que cette femme morte ? N’est-ce pas un bouleversement de la nature, un bouleversement de la science, un cataclysme de la raison, que l’élève si grossier ait abusé le maître si sublime ? N’est-ce pas monstrueux, enfin, que le grain de poussière ait arrêté court la roue du char superbe et rapide dans son tout-puissant, dans son immortel essor ?

Quant à Balsamo, à Balsamo brisé, anéanti, sans voix, sans mouvement, presque sans vie, nulle pensée humaine ne s’était encore fait jour à travers les sanglantes vapeurs de son cerveau.

Lorenza, sa Lorenza ! Lorenza, sa femme, son idole, cette créature doublement précieuse à titre d’ange et d’amante ; Lorenza, c’est-à-dire le plaisir et la gloire, le présent et l’avenir, la force et la foi ; Lorenza, c’est-à-dire tout ce qu’il aimait, tout ce qu’il désirait, tout ce qu’il ambitionnait au monde, Lorenza était perdue pour lui à jamais !

Il ne pleurait pas, il ne criait pas, il ne soupirait même pas.