Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/10

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
6
le caucase

qui s’est révoltée contre lui ; retourne pour soumettre le Kandahar ; attaque le Grand Mogol dans l’Indoustan, prend Delhi, en rapporte un butin évalué à cinq milliards de notre monnaie, et finit par être assassiné au mois de juin 1747, c’est-à-dire vers l’époque où Héraclée, roi de Géorgie, bat les Perses près d’Erivan, et où Tymourah II, roi de Kartly, meurt à Astrakan, où il s’est réfugié ; enfin Catherine II monte sur le trône, fonde le gouvernement civil de Kisslar, et fait transporter cinq cent dix-sept familles de Cosaques du Volga et cent familles de Cosaques du Don, sur le Terek, en forme le régiment des Cosaques de Mosdok, et donne à chacun des soldats qui le composent un rouble, un sabre et une masse d’honneur.

Nous les rencontrerons sur notre route, et nous nous arrêterons chez eux.

Dès lors, la Russie agit à peu près en maîtresse chez les populations caucasiennes. — Le général Totleben fait une invasion en Mingrélie, et gagne sur les Turcs la victoire de Koutaïs.

Quatre ans après, le traité de Kontchouk Kaynardjé délivre la Géorgie et l’Iméritie des Turcs, mais la ligne militaire russe se forme entre Mosdok et Azow ; les stanitzas cosakes sont fondées, et les habitans de Kasi-Koumouck sont punis pour avoir fait prisonnier le voyageur russe Gmeline.

En 1781, la Turquie cède définitivement à la Russie la Crimée et le Kouban.

En 1782, le roi d’Iméritie, Salomon Ier, meurt.

En 1783, en même temps que Souwaroff soumet les hordes de Tatares Nogais, Catherine prend sous sa protection Héraclée, roi de Kakhétie et de Kartly.

En 1785, est créée la lieutenance du Caucase, composée des districts d’Ekaterinogratz, de Kisslar, de Mosdok, d’Alexandroff et de Stavronol.

Ekaterinogratz est nommé chef-lieu de la lieutenance. Enfin, les étrangers reçoivent la permission de s’établir dans le gouvernement du Caucase, d’y travailler et de faire le commerce en toute liberté.

Enfin, en 1801, l’empereur Paul rend un ukase qui réunit la Géorgie à la Russie, et son successeur, Alexandre Ier, un second qui lui donne pour gouverneur le général Knoring.

Vers le même temps où mourait assassiné au palais Rouge, à Saint-Pétersbourg, le fils de Catherine II, naissait à Guimry, au milieu de ce débris du peuple Avare, démembrement de la famille Lesguienne, retirée dans les montagnes du Daguestan pour y conserver sa liberté, un enfant qui reçut le nom de Chamouïl Effendi.

Cet enfant, c’est l’imam Chamyll.

QUATRIÈME PÉRIODE
De Chamyll à nous.

Depuis que le regard pénètre dans l’histoire du Caucase, on voit la gigantesque chaîne de montagnes, offrant ses vallées comme un refuge aux proscrits de toutes les causes et de toutes les nations.

À chaque nouvelle marée de barbares qui monte : Alains, Goths, Avarcs, Huns, Khasars, Persans, Mogols, Turcs, un flot humain, gravit les pentes extérieures du Caucase et redescend dans quelque gorge, où il s’arrête, se fixe, s’établit.

C’est un nouveau peuple qui vient s’ajouter aux autres peuples ; c’est une nationalité nouvelle qui vient se joindre aux autres nationalités.

Demandez à la plupart de ces peuples de qui ils descendent, ils ne le savent pas ; depuis combien de temps ils habitent leur vallée ou leur montagne, ils l’ignorent.

Mais ce qu’ils savent tous, c’est qu’ils se sont retirés là pour conserver leur liberté, et qu’ils sont prêts à mourir pour la défendre.

Si vous leur demandez :

— Combien de peuplades différentes formez-vous depuis la pointe de l’Apcheron jusqu’à la presqu’île de Taman ?

— Autant vaut compter, diront-ils, les gouttes de rosée qui tremblent à l’herbe de nos prairies, après une aurore de mai, ou les grains de sable que soulèvent les ouragans de décembre.

Et ils ont raison. L’œil se trouble à les suivre dans les plis de leurs montagnes ; l’esprit se perd à chercher les différences de races qui se subdivisent en familles.

Quelques-uns de ces peuples, comme les Oudioux, parlent une langue que, non-seulement personne ne comprend, mais encore qui n’a sa racine dans aucune langue connue.

Voulez-vous que nous tentions de compter ces tribus différentes, et de vous dire de combien d’hommes chacune d’elles se compose aujourd’hui ?

Soit ; nous allons l’essayer.

Individus.
RACE ABKASE.
Elle se divise en quatorze familles, et donne
144,552
RACE SOUANÈTE.
Elle se divise en trois familles, et donne
1,639
RACE ADIQUE OU TCHERKESSE.
Elle se divise en seize familles, et donne
290,549
RACE UBIQUE.
Elle se divise en trois familles, et donne
25,000
RACE NOGAIS [1].
Elle se divise en cinq familles, et donne
44,989
RACE OSSÈTE.
Elle se divise en quatre familles, et donne
27,339
RACE TCHETCHÈNE.
Elle se divise en vingt et une familles, et donne
147,080
RACE TOUSCHINE, PCHAWE ET CHEWSOURE.
Elle se divise :
Touschine en trois familles, qui donnent
4,079
Pchawe en douze familles, qui donnent
4,232
Chewsoure, en quatre familles qui donnent
2,505
RACE LESGUIENNE.
Elle se divise en trente-sept familles, qui donnent
397,701

En tout : 41 races — 122 familles
1,069,665

La race abkase s’étend sur le versant méridional du Caucase, sur les bords de la mer Noire, de la Mingrélie à la forteresse Gagri, elle s’appuie au mont Elbrouss.

La race souanète s’étend le long de la première partie du fleuve Ingour ; elle descend jusqu’aux sources du Zhéniszkale [2].

La race adique ou tcherkesse s’étend du mont Kouban, aux embouchures du fleuve du même nom, puis s’allonge vers la mer Caspienne, en occupant la grande et la petite Kaborda.

La race ubique s étend entre l’Abkasie et le fleuve Souépa.

La race nogaïs est enfermée entre le gouvernement Stavropol et les Tcherkesses.

La race ossète s’étend entre la grande Kabarda et le mont Kassbek. Le défilé du Darial la borne à l’est et le mont Ouroutpich à l’ouest.

La race tchetchène s’étend de Wladikawkas, à Temirkhan-Choura, et du mont Barbulo au Terek.

Les Touschines s’étendent des sources du Koassou aux sources de la rivière Yora.

Enfin, la race lesguienne occupe le Lesguistan, c’est-à-dire tout l’espace compris entre le fleuve Samour et le Kouassou.

Un lien politique eût difficilement réuni des hommes d’origine, de mœurs, de langues si différentes.

Il fallait un lien religieux.

Kasy-Moulla fonda le muridisme.

Le muridisme, qui se rapproche du wahabisme, est au mahométisme ce que le protestantisme est à la religion chrétienne.

Une sévérité plus grande introduite dans la loi.

De son nom, ses apôtres s’appellent murchites, et les adeptes murides.

Le précepte absolu de la religion muride est l’abandon le plus complet des biens de ce monde, pour la contemplation, la prière et le dévouement.

Ce dévouement, qui est de un pour tous et de tous pour un, ressort de la plus complète démocratie, mais a pour base première, obéissance absolue aux ordres du chef, c’est-à-dire à l’imam.

Un muride doit obéir à l’imam sans discuter, sans raisonner, l’imam lui ordonnât-il l’assassinat, l’imam exigeât-il le suicide.

C’est la soumission passive du jésuite à son général, de l’Assassin au Vieux de la Montagne.

Un des premiers besoins du montagnard est de fumer. Un jour Chamyll ordonna que personne ne fumât plus, et que l’argent destiné à l’achat du tabac fût employé à l’achat de la poudre.

Personne ne fuma plus.

Kasy-Moullah employa vingt années à établir son pouvoir sur ces bases. À peine savait-on son existence, à peine connaissait-on son nom dans la plaine, qu’il était déjà absolu dans la montagne.

Un jour, le 1er novembre 1831, il se révéla par un coup de tonnerre, il descendit des montagnes, fondit sur la ville de Kisslar, la dévasta, et coupa six mille têtes.

Enhardi par ce coup de main, il bloque Derbent, mais cette fois il est repoussé et rentre dans ses montagnes.

Dans ces expéditions, il avait à ses côtés un jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, nommé Chamouïl-Effendi ; ce jeune homme

  1. Ne pas confondre avec les Tatares Nogaïs des steppes, depuis longtemps soumis à la Russie.
  2. En géorgien : L’eau du cheval.