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le caucase

La première chose qui me frappa comme étrangeté, fut de voir un troupeau de moutons paissant sur un toit. Le toit était couvert de terre et représentait une petite prairie où l’herbe poussait ni plus ni moins que dans les rues de Versailles. Les moutons tondaient cette prairie.

Par où montaient-ils, par où descendaient-ils, je n’en sais rien.

La ville se divise en ville basse et ville haute.

Il y a eu peu de villes plus tourmentées que Schumaka.

En bas règne la fièvre pendant trois mois de l’année, fièvre terrible dont on meurt. Au fur et à mesure que l’on gravit la montagne, on échappe à son influence.

Mais on n’échappe pas aux tremblements de terre. Schumaka ne sait jamais aujourd’hui s’il y aura une Schumaka demain.

Il y a seulement cette différence entre la fièvre et les tremblements de terre, que la fièvre est intermittente et le tremblement de terre à peu près continu.

Mais fièvre et tremblements de terre n’ont pas été les plus grands ennemis de Schumaka : il y a l’homme, qui est le pire de tous les fléaux.

Schumaka fut la capitale du Chirvan. C’était alors un riche khanat qui rapportait à son khan des millions de revenu.

Elle avait cent mille habitants, au lieu de dix mille.

— As-tu entendu parler, demandai-je à El-Mokrany, chef arabe qui passait, parmi les tribus des environs d’Alger, pour un savant, de vieilles et nobles cités bâties de bronze et de granit, que l’on appelait Suse, Persépolis, Babylone, Memphis, Balbeck et Palmyre ?

— La corde qui soutient ma tente n’est qu’une corde, me répondit-il, et elle leur a survécu ; voilà tout ce que je sais d’elles.

Impossible de mieux résumer une question : c’est là l’apothéose de la vie nomade, la condamnation de la vie sédentaire.

Voltaire, dans son histoire de Pierre le Grand, pauvre histoire d’un médiocre historien, dit que Chumaky a été l’ancienne capitale de la Médie et la résidence de ce Cyrus, fils de Cambyse et de Mandane, qui rendit l’indépendance à la Perse, vainquit les Mèdes, se fit, par les vaincus mêmes, proclamer roi, battit Crésus à Tymbrée, s’empara de Sarde et de toute l’Asie Mineure, prit Babylone en détournant l’Euphrate, et lorsqu’il eut hérité de son oncle Cyaxares, se trouva si puissant, que lui et ses héritiers prirent le nom de grands rois.

C’est qu’alors son empire comprenait la Babylonie, la Syrie, la Médie, l’Asie Mineure et la Perse.

Comment mourut le conquérant ? comment s’évanouit le colosse ? Xénophon dit qu’il s’endormit de vieillesse dans les bras de ses enfants. Hérodote, au contraire, ce fils de la fable, ce père de l’histoire, dit qu’ayant essayé d’envahir les États de Tomyris, reine des Massagètes, dont il avait tué le fils, il fut pris par elle, et que, par de terribles représailles, cette mère, jouant le rôle de la Némésis antique, lui fit couper la tête et plongea elle-même cette tête coupée dans un vase plein de sang en disant :

— Rassasie-toi enfin de sang, toi qui toute ta vie en as été altéré.

Si cela était, le nom de Cyrus, que les anciens donnaient à la Koura, pourrait bien être un témoignage historique en faveur de l’assertion de Voltaire.

Danville, plus savant que l’auteur du Dictionnaire philosophique, plus positif qu’Hérodote, prétend, et par sa position géographique et par une presque identité de nom, que Schumaka, — nous adoptons la prononciation tatare, — serait l’ancienne Mamachia de Ptolémée.

Oléarius y passa en 1645 avec cette fameuse ambassade du duc de Holstein, dont le secrétaire était devenu fou pour avoir pendant toute une nuit présidé, du haut de sa branche, au club des chacals. Alors Schumaka était dans toute sa splendeur ; ville de transit, elle était le point de jonction avec l’occident, le midi et l’orient ; par malheur, à la suite d’une rixe, des marchands russes furent massacrés par ses habitants. Ce fut un sujet de guerre entre la Russie et la Perse. Pierre le Grand marcha contre Chumaky, prit la ville, la dévasta et fit de tous ses environs une immense ruine.

Puis viennent les invasions dont la Perse fut le théâtre, les guerres civiles, la peste, qui réclame son droit de bourgeoisie dans les empires qui tombent et dans les villes qui s’écroulent, si bien qu’en 1815 ou 1816 il restait à cette ancienne et florissante population vingt-cinq à trente mille âmes à peu près.

Or, voyant cette dépopulation croissante, ces tremblements de terre si fréquents, cette fièvre si acharnée, le dernier khan força les vingt-cinq ou trente mille habitants de Schumaka d’abandonner ces débris de ville, auxquels ils se cramponnaient par habitude, et de le suivre dans la forteresse de Fitay, espèce de nid d’aigle où il espérait qu’aucun des ennemis que nous venons de nommer ne pourrait l’atteindre.

Alors la ville resta complétement abandonnée ; lorsque le chevalier Gamba la visita en 1817, pas un des descendants de ces cent mille habitants qui avaient vu entrer Pierre Ier dans Chumaky ne restait plus dans la ville silencieuse et déserte, où les chacals étaient venus établir leur domicile. Il y mangea un mouton qu’il paya quatre francs, et que l’on fut forcé d’aller chercher à huit verstes.

Mais vers la fin de 1849, le khan, qui du haut de son rocher de Fitay inquiétait encore la Russie, fut accusé de tramer des intrigues contre elle, et reçut du général Iermoloff l’ordre de se rendre à Tiflis. Soit qu’il regardât comme indigne de sa dignité princière de donner des explications, soit qu’en effet il ne se sentît pas la conscience bien nette, il se réfugia en Perse, abandonnant aux Russes son khanat, sa forteresse et ses sujets.

Alors le général Iermoloff autorisa ces trente à trente-cinq mille âmes à reprendre possession de la ville abandonnée. Cette caravane d’exilés rentra dans ses murs. Les maisons restées debout furent occupées. On laissa les autres continuer de s’écrouler à leur fantaisie.

Mais si la ville a souffert au milieu de toutes ces révolutions, il en a été bien autrement encore des plaines fertiles qui l’environnaient, et que l’Allemand Guldenstaads vit peuplées de ceps de vigne et couvertes de mûriers. Pas un arbre ne reste auquel puisse s’appuyer un cep de vigne, et dont la feuille nourricière puisse alimenter les vers précieux dont le produit fait à peu près aujourd’hui la seule richesse de Schumaka.


ALEXANDRE DUMAS. (Édité par Charlieu.)

Paris, — Typ. de H. S. Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46.