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le caucase

Le harem de l’imam renferme, de plus, une vieille femme nommée Bacco ; c’est la grand’mère de son fils Djemmal-Eddin, que Chamyll a perdu aujourd’hui pour la deuxième fois, et la mère de Patimate. Elle a son appartement particulier, sa viande, son riz, sa farine, et mange seule, tandis que les autres femmes mangent en commun.

Les trois femmes de Chamyll, non-seulement n’ont entre elles aucune distinction, mais encore ne se distinguent en rien des femmes des naïbs. Elles ont seules le droit d’entrer chez lui lorsqu’il est en prières ou en conseil avec ses murides. Ceux-ci viennent de toutes les parties du Caucase conférer avec Chamyll, restent ses hôtes tout le temps qu’il leur convient, mais il ne mange pas avec eux.

Il va sans dire que l’hôte, quel qu’il soit, n’a jamais l’indiscrétion de franchir l’enceinte des femmes.

L’amour des trois femmes de Chamyll pour leur maître, — ce mot, dans tout l’Orient, convient mieux que celui de mari, — est extrême, quoiqu’il se manifeste selon les différents caractères. Zaïdée est jalouse comme une Européenne, elle n’a jamais pu s’habituer au partage, elle déteste ses deux compagnes, et les rendrait malheureuses si l’amour, ou plutôt si la justice de l’imam n’était là pour veiller sur elles.

Quant à Chouanète, son amour est véritablement de l’amour, et va jusqu’au dévouement dans ses plus larges limites : lorsque Chamyll passe, son œil s’enflamme ; lorsqu’il parle, son cœur semble suspendu à ses lèvres ; lorsqu’elle prononce son nom, son visage rayonne.

La grande différence d’âge qu’il y avait entre Chamyll et Aminette, trente-cinq ans, faisait que celle-ci l’aimait plutôt comme un père que comme un mari : c’était sur elle surtout, à cause de sa jeunesse et de sa beauté, que s’exerçait la jalousie de Zaïdée. Comme elle n’avait pas d’enfant, celle-ci la menaçait sans cesse de la faire répudier. Aminette riait de cette menace, qui cependant s’est accomplie depuis ; le sévère imam, quoique son cœur en souffrît, a craint qu’on ne regardât son amour pour une femme stérile comme du libertinage, il y a quelques mois qu’il l’a éloignée de lui.

Chamyll suivait avec régularité le précepte de Mahomet, qui ordonne à tout bon musulman de visiter sa femme au moins une fois la semaine. Le matin de la soirée destinée à cette visite, il fait dire à celle qu’il veut visiter :

— Zaïdée, Chouanète ou Aminette, j’irai chez toi ce soir. Louis XIV, moins indiscret, se contentait de planter une épingle sur la pelote de velours brodée d’or posée à cet effet sur la table de nuit.

Le lendemain de la nuit où il a visité une de ses femmes, Chamyll passe la journée et la nuit en prières.

Aminette, prise à cinq ans, comme nous l’avons dit, a été élevée avec les enfants de Chamyll ; séparée à l’âge de huit ans de Djemmal-Eddin, l’amitié qu’elle avait pour lui s’est reportée sur Hadji-Mohammed, dont l’âge d’ailleurs se rapprochait du sien.

Hadji-Mohammed a épousé depuis deux ans une femme charmante et qu’il adore ; c’est la fille de Daniel-Beg, dont nous retrouverons le neveu à Noukha. Cette bonne naissance se fait remarquer dans les manières, dans la démarche et jusque dans la voix de Karnuate ; elle est Lesguienne, et porte toujours un costume riche et élégant, élégance et richesse qui lui valent de grands reproches de la part de Chamyll, qui, moitié riant, moitié grondant, chaque fois qu’elle le vient voir, brûle quelques-uns de ses plus beaux ajustements.

Lorsque Hadji-Mohammed vient à Veden, il loge et couche dans la chambre de son père, et Karnuate, de son côté, loge tantôt chez Zaïdée ou Chouanète ; pendant tout ce temps, Chamyll ne rend aucune visite à ses femmes, ni Hadji-Mohammed à la sienne ; c’est un sacrifice de pudeur paternelle et de respect filial que chacun fait à l’autre.

Hadji-Mohammed passe pour le plus beau et le plus habile cavalier de tout le Caucase. Peut être égale-t-il Chamyll lui-même, dont, sous ce rapport, la réputation est incontestée.

En effet, et je l’ai dit, rien, assure-t-on, n’est beau comme Chamyll lorsqu’il part pour une de ses expéditions. L’aoul est entouré de trois enceintes, chacune d’elles formant une ligne de défense qui n’est ouverte que par une porte sous laquelle il est impossible à un cavalier de passer la tête haute.

Chamyll traverse ces trois enceintes au galop, se courbant sur le cou de son cheval chaque fois qu’il doit franchir une de ces portes ; mais aussitôt la porte franchie, il se redresse pour se courber à chaque obstacle et se redresser de nouveau lorsque l’obstacle n’existe plus.

En un instant il se trouve ainsi hors de Veden.

Lorsque Hadji-Mohammed fait une de ces visites à son père, on convoque, pour lui faire honneur, tous les cavaliers de Veden. Le rendez-vous est d’habitude dans la plaine la plus rapprochée de l’aoul. Là, tout ce que la fantaisie de l’Orient invente d’exercices élégants, difficiles, impossibles, est exécuté avec une adresse et une agilité qui feraient l’admiration et exciteraient l’envie des plus habiles écuyers de nos cirques, par les cavaliers tcherkesses, tchetchens et lesguiens.

Ces fêtes durent deux ou trois jours ; un beau fusil, un cheval renommé ou une riche selle, sont d’ordinaire le prix gagné par celui qui a fait les exercices les plus difficiles.

Tous les prix seraient pour Hadji-Mohammed s’il ne les abandonnait pas généreusement à ses compagnons, sur lesquels il a la conscience de sa supériorité.

Malgré la pénurie de l’argent et la rareté des munitions, la poudre et les balles ne sont jamais épargnées dans ces sortes de fêtes.

Il est vrai que depuis quelque temps Chamyll a établi une fabrique de poudre dans la montagne.

Lorsqu’une des jeunes filles attachées aux femmes de l’imam se marie, c’est fête non-seulement au harem, mais dans l’aoul. Toutes les femmes de la maison reçoivent, en cette circonstance, des boucles d’oreille, des chapelets, des bracelets de corail ou d’ambre, et un habillement complet.

Quant aux cérémonies du mariage, voici ce que racontait notre prisonnier, qui avait assisté à une ou deux de ces fêtes :

On habille la mariée d’un pantalon, d’une chemise et d’un voile neufs, on la chausse de bottines de maroquin rouge, par-dessus ces bottines on lui met des sandales à hauts talons.

Puis un repas se donne.

Seulement, au lieu d’y prendre part, la mariée est assise