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le caucase

rière. Le haut du papack est en drap rouge avec un gland noir. Il porte à ses jambes des serre-pieds ; nous sommes obligés de nous servir de ce mot russe, celui de guêtre rendant très-imparfaitement notre pensée ; le reste de sa chaussure est en maroquin rouge ou jaune. Lorsqu’il fait par trop froid, il passe sur ce costume une pelisse de drap cramoisi, doublée de mouton noir.

Les vendredis, jour où il se rend solennellement à la mosquée, il revêt une longue robe blanche ou verte ; le reste de son costume demeure le même.

Il monte à cheval avec une rare élégance et passe à travers les chemins les plus difficiles avec une insouciance à donner le vertige aux plus résolus. Si l’on est en guerre, il est armé du kangiar, de la schaska, de deux pistolets chargés et armés, d’un fusil chargé et armé.

Deux de ses murides marchent à ses côtés, portant chacun deux pistolets et un fusil, chargés et armés ; si l’un de ces deux hommes est tué, un autre le remplace.

Chamyll est d’une extrême pureté de mœurs, et ne tolère autour de lui aucune faiblesse. On cite ce fait qui vient à l’appui de ce que nous disons :

Une femme tatare, veuve sans enfants, et par conséquent libre de sa personne, vivait avec un Lesguien qui avait promis de l’épouser. Elle devint enceinte, Chamyll le sut, s’assura du fait et leur fit couper la tête à tous deux.

J’ai vu chez le prince Bariatinski, gouverneur du Caucase, la hache qui avait servi à cette exécution, et qui a été prise dans la dernière campagne.

Sa sobriété dépasse toute croyance. Du pain fait de farine de froment, du lait, des fruits, du riz, du miel et du thé, forment toute sa nourriture. Il est extrêmement rare qu’il mange de la viande.

Chamyll a trois femmes. Il en avait une quatrième, mère de son fils aîné, Djemmal-Eddin ; mais l’enfant ayant été pris par les Russes au siége d’Akhulgo, en 1839, la mère mourut de chagrin.

Elle se nommait Patimate.

Elle lui laissa, en outre, un second fils, Hadji-Mohammed, qui peut avoir aujourd’hui vingt-trois ou vingt-quatre ans ; Mohammed-Chabé, âgé de quinze ans ; Napizette, âgée de quatorze ans ; enfin, une dernière fille s’appelant, comme elle, Patimate, et âgée de douze ans.

Tout cela avait vieilli de quatre ou cinq ans depuis que notre officier a été à Veden.

Ses trois autres femmes, — il vient de renvoyer la dernière pour cause de stérilité, — sont : Zaïdée, Chouanète et Aminette.

Zaïdée est la fille d’un vieux Tatar qui, dit-on, a élevé Chamyll, et pour lequel, en tout cas, il a une grande affection. Ce vieux Tatar se nomme Djemmal-Eddin ; c’était le nom que Chamyll avait donné à son fils bien-aimé.

Zaïdée a vingt-neuf ans. Depuis que Patimate est morte, c’est la première femme de Chamyll, ce qui lui donne la suprématie sur les autres. Tous les enfants et serviteurs de l’imam lui obéissent comme à l’imam lui-même. C’est elle qui tient les clefs et fait les distributions de vivres et de vêtements.

Chamyll a d’elle une petite fille, dont le visage est d’une beauté parfaite, âgée de douze ans, et dont l’intelligence est très-développée ; mais ses jambes sont tournées en dedans et entièrement difformes ; elle se nomme Navajate.

L’amour de l’imam pour tous ses enfants est extrême ; mais peut-être à cause de l’infirmité de celle-ci, a-t-il pour Navajate une tendresse miséricordieuse plus grande que pour tous les autres. Quoiqu’elle coure comme un garçon et bondisse avec une extraordinaire agilité sur ses jambes torses, il la porte d’ordinaire dans ses bras. Un jour Navajate mettra le feu à l’aoul. Son plus grand plaisir est de voler un tison enflammé au foyer ou au four, et de courir sur le balcon le tison à la main. Lorsque Zaïdée la gronde :

— Laisse-la faire, dit Chamyll ; Dieu est avec ceux qu’il frappe, lorsque ceux qu’il frappe sont innocents, il n’arrive rien.

Chouanète, la seconde femme de Chamyll, a trente-six ans ; elle est plutôt petite que grande, très-jolie, mais commune de formes ; elle a une bouche charmante, des cheveux d’une grande finesse, une peau blanche, mais la main grosse et le pied large. Elle est fille d’un riche Arménien de Masdok. Il y a vingt ans, Chamyll s’empara de la ville, l’enleva avec toute sa famille, et la conduisit avec père, mère, frères et sœurs à Dargo, alors sa résidence. Depuis, Dargo a été pris et brûlé par le général comte Woronzoff, et Chamyll s’est retiré à Veden. Le marchand arménien offrait pour lui et sa famille une rançon de cent mille roubles. Chamyll aimait Chouanète, qui alors s’appelait Anna. Il refusa le demi-million, mais offrit, en épousant la jeune fille, de rendre la liberté à toute la famille. Anna, de son côté, n’avait aucune répugnance pour l’imam, elle consentit au marché. Elle avait seize ans.

Toute la famille fut mise en liberté. Anna étudia le Coran pendant deux ans, abjura la religion arménienne et devint la femme de Chamyll, qui lui donna le nom de Chouanète.

Depuis, ayant perdu son père et sa mère, elle a fait réclamer sa part d’héritage pour la donner à Chamyll.

Chouanète est l’ange gardien des prisonniers et surtout des prisonnières que fait Chamyll. Lors de la captivité de la princesse Tchawtchavadze et de la princesse Orbeliani, ces deux illustres prisonnières trouvèrent en elle une protectrice à laquelle elles durent tous les adoucissements qu’il fut au pouvoir de Chouanète d’apporter à leur position.

La troisième femme de Chamyll est, ou plutôt était Aminette ; elle est âgée de vingt-cinq ans, et est restée stérile ; c’est le crime de la pauvre créature, plus jolie, et surtout plus jeune que les deux autres ; elle fut l’objet de leur jalousie et surtout de celle de Zaïdée, qui lui reprochait sans cesse sa stérilité, qu’elle attribuait, dans sa malice, à un défaut d’amour pour l’imam. Elle a le visage d’un ovale parfait, la bouche grande, mais meublée de véritables perles, des fossettes aux joues et au menton, et une de ces mêmes fossettes, qu’un poëte du dix-huitième siècle n’eût pas manqué de comparer à des nids d’amour, donne une expression de malice plus grande encore à son nez retroussé.

Elle est d’origine tatare ; elle a été prise à l’âge de cinq ans, et sa mère, qui n’avait pu la racheter, a demandé à venir partager la captivité de son enfant, faveur qui lui a été accordée.