Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/116

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
112
le caucase

J’arrivai à temps pour le lui prendre tout vivant. C’était un coq magnifique, n’ayant qu’une légère blessure à la tête.

Notre fauconnier tira d’un sac de cuir un petit morceau de viande saignante, et le donna à son faucon comme indemnité.

L’animal était évidemment volé par l’homme ; mais il n’en parut pas moins parfaitement satisfait et prêt à recommencer la chasse aux mêmes conditions.

Nous revînmes à notre hanno. Moynet avait été aussi heureux que moi, et il revenait avec un beau coq encore vivant, mais plus endommagé que le mien.

On lui tordit immédiatement le cou, et on le mit dans la caisse de la voiture avec les deux lièvres morts.

Puis, ayant trouvé un point culminant qui dominait tout le paysage, nous nous y établîmes comme deux statues équestres et envoyâmes nos deux fauconniers en quête.

Ils partirent avec leurs faucons sur le poing et leur meute fouillant les buissons.

Un faisan isolé partit : un des fauconniers lança son oiseau dessus, mais le faisan lui échappa.

Un autre faisan se leva : le second faucon se lança dessus. Le faisan venait droit à nous, quand tout à coup le faucon, qui n’avait plus que trois ou quatre coups d’aile à donner pour l’atteindre, s’abattit au milieu des broussailles comme si un coup de fusil venait de lui casser les deux ailes.

Je levai les yeux pour chercher la cause de cette faiblesse subite. Un grand aigle passait à cent mètres au-dessus de ma tête. Mon faucon l’avait aperçu, et se regardant sans doute comme un braconnier en face d’un si puissant seigneur, il s’était laissé tomber au milieu des buissons.

L’aigle continua sa route sans s’inquiéter de lui.

Je courus à la place où s’était abattu le faucon, et j’eus quelque peine à le retrouver ; il s’était glissé sous une touffe d’herbe où il tremblait de tous ses membres.

Je le pris, le tirai de sa cachette bien malgré lui ; mais il avait les pattes tellement crispées qu’il ne put se tenir ni sur mon poing, ni sur mon épaule. Je fus obligé de le coucher sur mon bras replié.

Il regardait de tous côtés avec terreur.

Mais l’aigle était déjà loin et le ciel vide.

Le fauconnier arriva ; il le prit de mes mains et le rassura, mais ce ne fut qu’une demi-heure après qu’il se décida à reprendre son vol sur un faisan qu’il manqua.

Malgré cet incident inattendu, mais qui, à cause de l’observation morale qu’il me permettait de faire, m’était plutôt agréable que déplaisant, au bout de deux heures nous eûmes nos trois faisans.

La journée s’avançait ; nous avions encore une trentaine de verstes à faire pour arriver à Tourmanchaïa, où nous devions coucher ; de plus une énorme montagne à grimper, à redescendre, et qu’il était important de redescendre de jour ; nous mîmes donc fin à la chasse, donnâmes quelques roubles à nos fauconniers, et primes congé d’eux en emportant le produit de la journée, qui nous assurait des vivres pour le reste de notre route.

Notre escorte s’était renouvelée, mais Nourmat-Mat nous restait. Il prit le commandement de nos douze Cosaques, en envoya deux en avant, en laissa deux en arrière, et avec les huit autres galopa autour de notre tarantasse.

C’était la précaution que l’on prenait en général lorsque la route n’était pas tout à fait sûre.

Nous visitâmes donc notre arsenal, diminué de la carabine à balles explosibles donnée à Bagration, et du revolver donné au prince Khazard-Outzmieff. Nous changeâmes les charges de plomb en balles, et nous partîmes.

Arrivée au bas de la montée, la tarantasse fut forcée d’aller au pas. Nous en profitâmes pour rechanger nos balles en plomb, et accompagnés chacun de deux Cosaques, nous nous lançâmes aux deux côtés du chemin.

Un faisan et un touraccio furent le résultat de cette excursion.

Un coup de feu tiré d’un endroit inaccessible et une balle qui vint frétiller entre nos jambes furent une invitation de regagner notre tarantasse et de nous tenir sur nos gardes.

Cependant rien ne parut, et nous atteignîmes, après une heure de montée à peu près, le sommet de la montagne.

Cette montagne semblait coupée à pic ; seulement, comme il arrive à certains endroits du mont Cenis, la route, comme un immense serpent, commença de se tordre sur le versant rapide, et nous descendîmes en côtoyant.

Le chemin était effrayant, quoique large partout à donner passage à deux voitures, mais l’horizon était magnifique.

Il en résultait que l’horizon distrayait du chemin.

Nous descendions entre deux chaînes du Caucase : celle de droite à la base boisée, au centre nu et aride, au sommet neigeux :

Celle de gauche plus basse, azurée à sa base, dorée à son sommet ; une immense vallée, ou plutôt une plaine entre les deux.

C’était splendide.

Mais en regardant verticalement au-dessous de nous et en mesurant la distance qui nous séparait de cette plaine, je ne pouvais m’empêcher de sentir, à chaque tournant du chemin, un frisson passer par mes veines. Quant à notre hiemchick, on eût véritablement dit qu’il avait le diable au corps ; du moment qu’il avait commencé à descendre, il avait, avec la louable habitude de ses pareils, stimulé encore par le coup de feu qu’il avait entendu, mis son attelage au galop, si bien que les Cosaques qui faisaient notre arrière-garde avaient été distancés, que ceux qui nous accompagnaient étaient restés en arrière, et que ceux de notre avant-garde avaient été rejoints et dépassés.

Nous avions beau lui crier par l’organe de Kalino de calmer ses bêtes, il ne nous répondait même pas, et au contraire redoublait de coups pour les maintenir à la même allure, et les presser même s’il était possible. Avec tout cela conduisant comme Néron, conservant son milieu de route avec une régularité mathématique, et, chose plus rassurante encore, devant nécessairement, perché qu’il était sur le siége, se tuer dix fois s’il nous tuait une.