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le caucase

ment, pour prévenir que des voyageurs étaient arrivés et demandaient la clef.

J’avais défendu que l’on dît mon nom, craignant qu’il ne fît révolution chez le prince et qu’il se levât malgré l’heure indue, ce qui n’eût pas manqué d’arriver.

L’hiemchick revint avec un nouker du prince, — celui-là ne dormait pas, mais bien plutôt avait l’air de veiller comme veille une sentinelle. — Il avait l’ornement complet : schaska et poignard au côté gauche, pistolet au côté droit.

Il vit nos armes et nous demanda si elles étaient chargées et à quoi elles étaient chargées ; nous lui répondîmes que deux fusils étaient chargés à gros plomb et trois à balles.

Cette réponse, — sans que je me rendisse compte de la satisfaction qu’il paraissait en éprouver, — sembla lui faire un sensible plaisir.

— Karacho, Karacho, dit-il à deux ou trois reprises ; ce qui signifiait : très-bien, très-bien.

Je m’inclinai en signe d’adhésion, n’ayant aucun motif pour contrarier ce brave homme qui, au moment même où mon estomac se rappelait à mon souvenir, me demandait si j’avais besoin de quelque chose.

— Trois voix au lieu d’une répondirent affirmativement.

Le nouker sortit pour aller à la recherche d’un souper quelconque.

Pendant ce temps nous visitâmes notre nouveau domicile. — Il se composait de cinq ou six chambres ; mais dans aucune il n’y avait d’autres meubles que trois planches sur deux tréteaux.

En revanche, force niches dans les murailles. C’était la première fois que je remarquais cet ornement architectural, dont d’André m’avait signalé l’existence, en me racontant l’histoire du médecin qui faisait, en rentrant de sa tournée de l’hôpital, visite à ses niches et à chacune d’elles prenait un verre de punch. — Par malheur aucune des nôtres n’était ornée de cet appendice.

Nous nous assîmes tous les trois sur un de nos lits, à défaut de siége, et attendîmes, nous promettant bien de faire atteler le lendemain dès le matin, et de ne faire notre visite au prince que pour repartir de chez lui à l’instant même.

Le domestique, ou plutôt le nouker, — il y a une grande différence entre ces deux qualifications, — rentra avec un plat de poisson fumé, un plat de viande, du vin et du vodka.

Nous mangeâmes en grelottant, tandis que l’on fourrait dans nos poêles des troncs d’arbres qui refusaient de s’allumer, sous le prétexte assez concluant qu’ils avaient été coupés dans la journée ; mais, comme dans toutes les circonstances où l’homme met de l’entêtement, la chose obstacle finit par céder.

Pendant ce temps, le samavar bouillait, et de son côté contribuait de son mieux par sa vapeur au chauffage de l’appartement.

En somme, ces appartements vides et inanimés s’animaient et se peuplaient. Le bien-être qui suit toujours après la faim, la fatigue et le froid, l’alimentation, le repos et la chaleur succédaient au malaise primitif. Le thé, cette liqueur brûlante que l’on boit à flots en Russie et qui semble destinée à infiltrer son calorique dans les membres engourdis des peuples du nord et n’être venue de l’orient à travers les déserts que dans ce but, concourait efficacement à notre amélioration physique et morale, et nous commençâmes à faire entendre ces ah ! ah ! — ces eh ! eh ! — et toute cette suite d’exclamations qui n’est que la preuve extérieure que l’homme commence à rentrer dans cette tranquille et joyeuse possession de lui-même qui se termine et se manifeste par ces quatre mots, dits sur une joyeuse intonation.

— Ah ! cela va mieux.

Cela alla tout à fait bien lorsque nous rentrâmes dans nos chambres et que nous trouvâmes des tapis de feutre sur nos lits et des bougies dans les niches de nos murailles, en même temps qu’à travers l’épaisse cloison de nos poêles se répandait une douce et caressante chaleur dans l’appartement tout entier.

Alors nous nous rappelâmes qu’en venant, et autant que la chose avait de possible, à travers l’obscurité, nous avions distingué des maisons perdues dans d’immenses jardins, des rues bordées d’arbres superbes, des eaux courantes à travers tout cela, avec le bruit joyeux et indépendant des cascades naturelles.

— Ce doit être, au bout du compte, un beau pays que Noukha, me hasardai je à dire.

— Oui, l’été, répondit Moynet.

J’étais habitué à la réponse. C’était l’objection de son caractère frileux, — je désire appliquer, pour mieux faire comprendre ma pensée, à une chose toute morale cette épithète toute physique, — c’était l’objection que son caractère frileux faisait à tous mes éloges des localités que nous parcourions.

Il est vrai qu’il parlait en paysagiste et qu’il y avait autant de regrets de ne pas voir de feuilles que de malaise de sentir le froid, dans cette plainte incessante, poussée par lui depuis son arrivée à Pétersbourg, et qui était excusée, si toutefois elle avait besoin d’excuse, par trois ou quatre attaques de fièvre.

Tout ce que peut donner de soins l’hospitalité à une visite aussi inattendue et aussi nocturne que la nôtre nous étant prodigué, le nouker entra dans notre chambre et nous demanda si nous avions tout ce qu’il nous fallait.

— Parfaitement, répondis-je, nous sommes ici comme dans le palais de Mahmouth-Beg.

— Il ne nous manque qu’une bayadère, dit en riant Moynet.

Le nouker demanda l’explication des paroles du Français, — Kalino les lui traduisit en russe.

Sitchass, répondit le nouker, et il sortit.

Nous ne fîmes aucune attention à ce mot duosyllabique, qui, en russe, et par extension au Caucase, est devenu comme un écho de chaque demande.

Le nouker sorti, chacun s’installa.

Moynet et Kalino prirent la plus grande chambre, et moi la plus petite.

La lune venait de se lever, et je voyais ses rayons effleurer mes fenêtres, effarouchés qu’ils semblaient être par ma lumière intérieure. Un grand balcon régnait tout autour de la maison. Je sortis pour tâcher de prendre sur le lendemain un à-compte de paysage.

À mon grand étonnement, la première chose qui me frappa dans le paysage fut une sentinelle se promenant sous mes fenêtres.

Ce ne pouvait être pour nos bagages : nos bagages étaient rentrés.