Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/120

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
116
le caucase

Ce ne pouvait être pour mon tchin : on se rappelle que mon paderodgne me donnait le rang de général. Nul, à Noukha, n’avait vu mon paderodgne.

Étais-je arrêté et prisonnier sans m’en douter ? Cette supposition était la moins probable de toutes.

Or, comme c’était la seule inquiétude, et qu’elle n’était pas probable, je rentrai, me couchai, éteignis ma bougie et m’endormis du sommeil de l’homme qui n’a à se reprocher que quelques articles sur l’empereur Paul, et qui ne se les reproche pas.

Je dormais depuis dix minutes ou un quart d’heure peut-être, lorsque j’entendis ma porte s’ouvrir : c’est un bruit qui, si léger qu’il soit, m’éveille immédiatement.

Je tournai les yeux du côté d’où venait le bruit, et je vis notre nouker servant de conducteur à une femme enveloppée d’un grand voile tatar, et dont les yeux, à travers l’ouverture du voile et à la lueur de sa bougie, brillaient comme deux diamants noirs.

— Bayadère, me dit-il.

J’avoue que je ne compris pas le moins du monde.

— Bayadère, répéta-t-il, bayadère.

Je me rappelai alors la réponse de Moynet à cette phrase prononcée par moi : Nous sommes ici dans le palais de Mahmouth-Beg.

Il ne nous manque qu’une bayadère.

Phrase à laquelle le nouker avait répondu :

Sitchass.

Le brave homme avait pris la réclamation au sérieux ; il nous amenait, avec plus de rapidité certes que ne nous le promettait le sitchass traditionnel, le seul objet qui nous manquait pour nous croire dans le palais de Mahmouth-Beg ou dans le paradis de Mahomet.

Ce n’était point moi qui avais demandé la bayadère. Je n’avais donc aucun droit sur elle.

Je remerciai le nouker, et du plus creux de mes poumons je criai :

— Qui veut une bayadère ?

— Moi, répondit la voix de Kalino.

— Alors, ouvrez votre porte et tendez vos bras.

La porte en face de la mienne s’ouvrit, et ma porte se referma.

Les bras de Kalino s’ouvrirent-ils comme s’était ouverte la porte ? c’est probable. Quant à moi, je me retournai de nouveau vers la muraille et m’endormis pour la seconde fois, trouvant que saint Antoine avait gagné la canonisation à bon marché.

Il est vrai que, s’il faut en croire Callot, les bayadères qui le tentaient étaient beaucoup moins voilées que la mienne.

Vers une heure du matin, je fus réveillé par le chant du coq.

Rien d’extraordinaire à cela, si ce n’est que ce chant retentissait si près de mon oreille, que j’aurais pu croire que le chanteur était perché dans la niche à laquelle s’appuyait le chevet de mon lit.

Je crus que mon nouker, qui avait eu l’idée de faire entrer une bayadère dans ma chambre, n’avait pas eu celle d’en faire sortir un coq, lequel, vu la solitude du domicile, s’en était probablement rendu principal locataire, et je regardai tout autour de moi, avec l’intention de faire de gré ou de force déloger ce voisin incommode, qui n’avait pas les mêmes raisons de s’attacher à moi qu’à saint Pierre.

Autant que j’en pus juger à la clarté de la lune, la chambre était parfaitement vide.

S’il y avait eu dans ma chambre des armoires au lieu d’y avoir des niches, j’aurais cru que l’un ou l’autre de mes compagnons m’avait fait la charge d’enfermer un coq dans une de ces armoires ; mais cette fois la supposition était encore plus improbable que celle de mon arrestation, elle était impossible.

En ce moment le chant retentit pour la seconde fois, et fut répété de cent pas en cent pas sur une étendue incommensurable, jusqu’à ce qu’il se perdît dans l’éloignement.

Le chant était extérieur, mais aussi rapproché que possible de ma fenêtre.

Était-ce mon factionnaire qui donnait ainsi une preuve de la rigidité avec laquelle il remplissait les fonctions de gardien, et ce cri, qui semblait s’être perdu dans les profondeurs de l’infini, était-il la réponse de ses compagnons, qui, en hommes de la nature qu’ils étaient, ayant remarqué que le coq était le symbole de la vigilance, signalaient la leur par le chant du coq ?

Chacune de mes suppositions sortait de plus en plus du cercle du possible. Je nageais en plein fantastique.

Il y a certains moments, certaines dispositions d’esprit où rien ne nous apparaît sous son véritable aspect. J’étais dans une disposition pareille ; j’étais dans un de ces moments-là.

Cette fois, je résolus d’approfondir la question. Je sautai à bas de mon lit tout habillé, — façon de dormir qui du moins a l’avantage de ne pas ôter à vos mouvements leur spontanéité, — et je sortis sur mon balcon.

Mon factionnaire était appuyé contre un arbre, enveloppé dans sa bourka et son papack enfoncé jusqu’au menton, et ne paraissait aucunement disposé à imiter le chant du coq.

D’ailleurs ce chant s’était fait entendre à la hauteur de mon chevet.

Je levai les yeux sur un arbre appuyé à la maison, et tout le mystère me fut révélé.

Mon chanteur, qui avait une magnifique voix de basse, dormait ou plutôt veillait, perché sur cet arbre avec tout son harem.

Les poulaillers n’ont pas encore été inventés à Noukha. Chaque coq choisit un arbre dans la forêt dont l’ombre couvre les maisons, s’y perche lui et ses poules, y passe la nuit et n’en redescend que le matin.

Peut-être ont-ils lu la fable de la Fontaine : le Renard et les Raisins, et ils ont pris la place des raisins pour être trop verts à leur tour.

Les habitants de Noukha sont habitués à ce chant qui m’avait éveillé, comme les habitants du faubourg Saint-Denis et de la rue Saint-Martin sont habitués au bruit des voitures, et ils n’y pensent plus.

Je me recouchai, résolu de faire comme eux.

Je ne saurais dire que, grâce à ma résolution, je n’entendis plus le chant du coq, mais je l’entendis du moins sans qu’il me réveillât.

Au jour j’ouvris les yeux.

En un instant je fus sur pied. Quant à l’eau, il y en a dans les cascades. Mais à partir de Moscou, c’est bien le liquide