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LE CAUCASE

Le mot de Montaigne lâché, je crois pouvoir aborder la question.

Il n’y a pas un de mes lecteurs de France qui n’ait, au chevet de son lit, non-seulement pour y poser sa chandelle, sa bougie ou sa veilleuse au moment où il se couche, mais encore dans un autre but, un petit meuble de forme indéterminée, rond chez les uns, carré chez les autres, ayant l’air d’une table à ouvrage chez ceux-ci, d’une bibliothèque portative chez ceux-là, en noyer, en acajou, en palissandre, en citronnier, en racine de chêne, capricieux enfin dans son essence comme dans sa forme ; vous connaissez le meuble, n’est-ce pas, chers lecteurs ?

Je ne m’adresse pas à vous, belles lectrices ; il est convenu que vous n’avez aucun besoin d’un pareil meuble, et que s’il se trouve dans vos chambres à coucher, c’est comme objet de luxe.

Eh bien, ce meuble n’est qu’un étui, une armoire, un écrin quelquefois, tant l’objet qu’il renferme peut, s’il sort des vieilles manufactures de Sèvres, être ravissant de forme et riche d’ornements.

Ce meuble en contient un autre qu’il dissimule, mais qui contribue à vous donner un sommeil tranquille par la conscience qu’il est là, et qu’on n’a qu’à étendre la main et le prendre.

Hélas ! ce meuble manque complétement en Russie, contenant et contenu, et, comme le water-closett, manque également sans doute depuis que Catherine seconde a eu le malheur d’être frappée d’apoplexie dans le sien, il faut aller, à quelque heure que ce soit et par quelque froid qu’il fasse, faire à l’extérieur une étude astronomico-météorologique.

Mais, disons-le, ceci ce n’est point la faute, il faut leur rendre cette justice, des marchands quincailliers de Moscou. Leurs boutiques ont des piles entières de récipients en cuivre d’une forme tellement douteuse, qu’achetant un samavar avec une dame de mes amies, qui habite la Russie depuis quinze ans, je la priai de demander au marchand quels étaient ces vases et à quoi ils pouvaient servir.

Elle adressa la question en langue russe, et se mit à rire en rougissant quelque peu sur la réponse que lui fit le marchand.

Puis, comme elle gardait la réponse pour elle :

— Eh bien ! lui demandai-je, qu’est-ce que cette espèce de cafetière ?

— Je ne saurais vous le dire, me répondit-elle ; mais je puis vous donner un conseil, c’est d’en acheter une, ou plutôt un.

— L’objet est donc du genre masculin ?

— On ne peut plus masculin, cher ami.

— Et vous ne pouvez me dire son nom ?

— Je puis vous l’écrire, à condition que vous ne le lirez que quand je ne serai plus là. C’est une condition sine qua non.

— Soit, écrivez.

— Donnez-moi votre crayon et un quart de feuille de votre album.

Je déchirai un quart de feuille dans mon album et le lui présentai avec un crayon.

Elle y écrivit quelques mots et me rendit le papier plié.

Je le plaçai entre deux pages blanches de mon album.

Puis nous fîmes nos emplettes, courûmes de magasin en magasin, si bien que j’oubliai ce petit papier, et, par conséquent, n’achetai point l’objet en question.

Ce ne fut que deux mois après, à Sarratoff, qu’en arrivant à la page où j’avais inséré le petit papier plié, je le retrouvai et l’ouvris sans savoir ce qu’il contenait, ayant oublié complétement l’incident du magasin de quincaillier.

Il contenait cette simple ligne :

« Ce sont des pots de chambre de voyage ; ne pas oublier d’en acheter un. »

Hélas ! il était trop tard. À Sarratoff on n’en vend plus.

C’est avant de s’embarquer sur le Nil ou de se risquer dans le désert, que l’on fait ses provisions au Caire ou à Alexandrie.

Les Russes auront beau dire : il y a loin de leur civilisation à celle du peuple qui, il y a cent ans, ne voulant pas perdre un mot des sermons du père Bourdaloue, qui étaient fort connus et fort longs, inventait, pour aller à l’église, des objets d’une forme différente, c’est vrai, mais d’un usage pareil à celui qu’ils ont inventé pour aller de Moscou à Astrakan.

Je cite cette anecdote pour les étymologistes qui, dans cinq cents ans, mille ans, deux mille ans, chercheront l’étymologie des noms Bourdaloue et Rambuteau ; appliquez l’un à un vase, l’autre à une guérite.

Le premier leur sera un guide pour arriver au second.

Nous voilà bien loin de Noukha. Revenons-y ; ce serait fâcheux de le quitter sans que je vous en dise ce que j’ai à vous en dire.

CHAPITRE XXX.

Le prince Tarkanoff.

Le nouker attendait pour nous dire que le prince Tarkanoff en était aux regrets de ne pas avoir été réveillé la veille et de nous avoir laissés passer la nuit dans la maison de la couronne. Il voulait qu’à partir de ce moment nos effets fussent portés chez lui et que nous n’eussions pas d’autre maison que la sienne. Il nous attendait pour prendre le thé.

J’ai déjà dit que la maison du prince était en face de la maison de la couronne. Le déménagement n’était donc ni long ni difficile à opérer.

Nous commençâmes au reste par déménager nos personnes, laissant aux noukers et aux domestiques le soin du transbordement de nos effets.

L’entrée de la maison du prince était des plus pittoresques : la grande porte placée de biais pour donner plus de facilité à la défense, une petite porte ouverte dans la grande et taillée de façon qu’un seul homme pût passer à la fois par l’étroite ouverture, indiquaient les précautions prises contre un assaut.

Cette grande porte donnait sur une cour immense plantée de platanes gigantesques ; au pied de chacun de ces arbres piaffaient deux ou trois chevaux tout harnachés pour le combat. Une vingtaine d’Essaouls allaient et venaient au milieu des chevaux ; ils avaient le bourka sur l’épaule, le papack pointu sur l’oreille, la schaska et le kangiar au côté gauche, le pistolet au côté droit.

Le chef de ces Essaouls, homme de quarante ans, petit de taille, mais vigoureusement bâti, causait avec un enfant de