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le caucase

auquel les chambres à coucher sont le plus antipathiques.

L’absence d’eau et la lutte que j’ai chaque jour été obligé d’entamer, de poursuivre et de mener à bout pour m’en procurer, a certes été, de Moscou à Poti, quelques maisons exceptées, ma plus grande fatigue et mon plus constant désespoir.

Je reviendrai plus d’une fois là-dessus, car je ne saurais assez prémunir mes lecteurs, si jamais il leur prenait l’envie de faire un voyage pareil au mien, à l’endroit de certains besoins de notre civilisation absolument inconnus en Russie, excepté dans les grandes villes, et même inconnus dans certaines grandes villes.

En Espagne j’avais un dictionnaire espagnol. J’y cherchai et j’y trouvai le mot broche, que j’avais cherché et n’avais pas trouvé dans les cuisines. Il est vrai que dans les cuisines je cherchais la chose et pas le mot.

Je n’avais pas de dictionnaire russe. Mais j’invite ceux qui ont le bonheur d’en posséder un à y chercher le mot cuvette.

S’ils l’y trouvent, que cela ne les empêche pas, en cas de voyage, à enrichir leur nécessaire d’une cuvette.

J’en ai trouvé une cependant chez le prince Tumaine, la cuvette et le pot étaient en argent. On les avait tirés du nécessaire où ils étaient enfermés, et on les avait mis avec grand soin sur ma table. Seulement, il n’y avait pas d’eau dans le pot. Le soir en me couchant j’en demandai, mais on fit semblant de ne pas me comprendre. Le lendemain au matin j’insistai, un Kalmouk prit le pot et se décida à l’aller emplir au Volga. Dix minutes après j’eus un plein pot d’eau que j’économisai de mon mieux, afin de ne pas donner la peine à ce brave homme de faire deux ou trois voyages de quatre ou cinq cents pas chacun.

Tenez-vous donc ceci pour dit, c’est qu’en Russie, j’excepte toujours Pétersbourg et Moscou, il n’y a guère d’eau que dans les rivières, et encore certaines d’entre elles, comme la Kouma, ne jouissent-elles de ce privilége qu’à la fonte des neiges.

Ce qui ne les empêche pas de se faire porter sur les cartes comme de vraies rivières.

Et notez bien que j’en dirai presque autant du fameux Volga, avec ses trois mille six cents verstes de parcours, avec ses trois, quatre, cinq verstes de largeur, avec ses soixante-douze embouchures : c’est un faux fleuve qu’il faut sonder à chaque instant, sur lequel on n’ose pas se hasarder la nuit, de peur de s’ensabler, et qui, par aucune de ses soixante-douze bouches, ne peut porter un navire de six cents tonneaux d’Astrakan à la mer Caspienne.

Il en est des fleuves russes comme de la civilisation russe : de l’étendue, pas de profondeur.

On a dit que l’empire turc n’était qu’une façade.

La Russie n’est qu’une surface.

Peut-être les Russes, confondant le sol avec les habitants, diront-ils que je suis un ingrat de parler ainsi d’un pays qui m’a si admirablement reçu. Je repondrai à ceci, que ce sont les hommes qui m’ont bien reçu et non le pays. Je suis l’obligé des Russes, mais non de la Russie.

Établissons la différence entre des hommes qui sentent si bien la vérité de ce que nous disons ici, qu’ils vont faire leur éducation à l’étranger et qu’ils parlent une langue étrangère, comme si la leur était insuffisante au besoin d’une éducation poussée jusqu’à la rhétorique, et d’une civilisation poussée jusqu’au confort et à la propreté.

Il en aurait coûté bien peu au gouvernement, qui a ordonné à toutes les stations de poste d’avoir deux canapés de bois, une table, deux tabourets et une horloge, d’ordonner en même temps qu’elles auraient un pot, une cuvette, et de l’eau dans cette cuvette.

Cinq ou six ans après, il aurait introduit les essuie-mains : il ne faut pas demander trop de choses à la fois.

Je dois dire, pour rendre hommage à la vérité, que je n’eus qu’un signe à faire à notre nouker, à son poste à six heures du matin comme il y était à onze du soir, pour qu’il allât me chercher de l’eau dans une aiguière de cuivre d’une forme charmante, mais contenant à peine quatre ou cinq verres.

La manière de se servir de cette aiguière est de tendre les mains ; le domestique vous verse de l’eau sur les mains et on les frotte sous ce robinet improvisé.

Si vous avez un mouchoir, vous essuyez vos mains avec votre mouchoir. Si vous n’en avez pas, vous les laissez sécher naturellement.

Vous me demandez, avec ce système, comment on fait pour le visage ?

Voilà comment font les gens du peuple :

Ils prennent de l’eau dans leur bouche, la crachent dans leurs mains, et avec leurs mains se frottent le visage, renouvelant l’éjaculation toutes les fois que les mains passent devant la bouche et tant qu’il reste de l’eau dans la bouche.

Quant à s’essuyer, ils n’y songent pas, c’est l’affaire du grand air ; voilà comme font les gens du peuple. Mais comment font les gens comme il faut ?

Les gens comme il faut sont des personnes pleines de pudeur, qui s’enferment et se cachent pour faire leur toilette. Je ne saurais donc vous dire comment elles font.

Mais les étrangers ?

Les étrangers attendent qu’il pleuve. Et quand il pleut, ils ôtent leurs chapeaux et lèvent le nez en l’air.

Et puis, comment aborder une autre question ? Mais, ma foi, tant pis, j’ai juré de tout aborder. Foin de cette vaine pudeur de mots, comme dit Montaigne, qui fait que le voyageur qui vous suit votre voyage à la main jette à chaque instant le volume de côté, en disant : — Que diable ai-je besoin de savoir sous quelle latitude je suis ! J’avais besoin de savoir que sous cette latitude-là je ne trouverais ni cuvette, ni…

Eh bien, voilà que malgré la citation de Montaigne, je m’arrête tout court, retenu par cette vaine pudeur de mots qui ne l’arrête pas, lui, et qui lui permet de raconter comment, après s’être fait tisser un lacet d’or et de soie pour se pendre, après s’être fait creuser une émeraude pour y renfermer du poison, après avoir fait forger un glaive et damasquiner la lame pour se poignarder, après avoir fait parer une cour de marbre et de porphyre pour se précipiter, le tout en cas de victorieuse révolte contre lui, Élagabale, surpris, sans aucun de ses moyens de destruction, dans le water-closett de l’époque, fut forcé de s’y étrangler avec l’éponge dont, — c’est Montaigne qui parle et non pas moi, — dont les Romains se torchoyaient le derrière.