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le caucase

— Oh ! me couper la tête ! ils ne seraient pas si bêtes. Ils aimeraient mieux une bonne rançon, et ils savent que s’ils me prenaient, mon père m’aime tant qu’il vendrait, pour me racheter, jusqu’au dernier bouton de son uniforme. D’ailleurs les Lesguiens ne coupent pas les têtes : ce sont les Tchetchens.

— Et que coupent-ils donc ? Car enfin il est impossible qu’ils ne coupent pas quelque chose.

— Ils coupent la main droite.

— Ah ! très-bien. Et qu’en font-ils des mains qu’ils coupent ?

— Ils les clouent à leurs portes. Celui qui en a le plus est le plus considéré dans son aoul.

— Et il est nommé maire ?

— Qu’appelez-vous maire ?

— Bailli.

— Oui, justement.

Le colonel rentra tenant sa bague.

C’était une réunion de quatre très-beaux diamants, avec le chiffre de l’empereur au milieu.

— Quand j’aurai coupé trois têtes, dit le jeune prince du même ton dont il aurait dit : quand j’aurai cueilli trois noisettes, mon père a promis de me la donner.

— Attendez que vous en ayez coupé vingt-deux, mon cher prince, et écrivez alors à l’empereur Alexandre : il vous enverra une bague pareille à celle que l’empereur Nicolas a envoyée à votre père, et cela fera qu’il y en aura deux dans la famille.

— Oh ! qui sait ? dit l’enfant avec la même insouciance qu’il avait dit les autres paroles ; qui sait si j’aurai les mêmes occasions ? Ça devient de jour en jour moins rude, et beaucoup de villages font leur soumission. Je m’en tiendrai donc à mes trois têtes. Je suis bien sûr de tuer trois Lesguiens dans ma vie. Qui est-ce qui n’a pas tué trois Lesguiens ?

— Moi, par exemple, mon prince.

— Oh ! vous n’êtes pas du pays, cela ne vous regarde pas. Tenez, celui avec qui je causais quand vous êtes entré dans la cour, il en est à son onzième, et il compte bien, si les espions ne nous ont pas menti, compléter sa douzaine d’ici à trois ou quatre jours. Aussi, il a la croix de Saint-Georges, comme mon père. Moi aussi j’aurai un jour la croix de Saint-Georges.

Et les yeux de l’enfant jetèrent une flamme.

À l’âge de ce petit prince, menacé à chaque instant d’être enlevé par des bandits, et qui parlait de couper des têtes comme de la chose la plus naturelle du monde, nos enfants à nous jouent avec des polichinelles et se sauvent entre les jambes de leurs mères quand on leur annonce Croquemitaine.

Il est vrai qu’à ces enfants-là on attache un kangiar au côté à l’âge où l’on coupe aux nôtres les morceaux sur leurs assiettes pour ne pas les laisser toucher à un couteau.

J’ai vu le fils du prince Mellikoff avec un papack blanc plus gros que lui, un costume tcherkesse irréprochable, des cartouches avec leur poudre et leurs balles sur la poitrine, et au côté un kangiar qui coupait comme un rasoir.

Il n’avait pas encore deux ans, et il tirait son kangiar pour montrer la lame qui portait le cachet du fameux Mourtazale, dont il disait fièrement le nom.

Une mère française se serait évanouie en voyant une pareille arme aux mains d’un marmot qui disait à peine papa et maman.

La princesse Mellikoff souriait et lui disait la première :

— Montre ton poignard, Yorghi.

Aussi, vous le voyez, à dix ans ces enfants-là sont des hommes.

Je revins sur les Lesguiens. Ce détail des mains coupées était nouveau pour moi.

Le prince me dit qu’il y avait à Noukha une douzaine de personnes à qui manquait la main droite, comme aux trois calenders borgnes des Mille et une Nuits manquait l’œil droit.

Pour un Lesguien, la main gauche ne compte pas, à moins qu’il n’ait la mauvaise chance de rencontrer un ennemi manchot de la main droite.

Les Lesguiens firent une descente à Childa, et attaquèrent la maison du chef de district Dodaëff. Il avait pour secrétaire un Arménien nommé Soukiazoff-Effrem. Au milieu du combat, et espérant se sauver par cette ruse, il tomba comme s’il était mort. Un Lesguien, au milieu de l’obscurité, se heurta à son corps, et le reconnaissant pour ennemi, lui coupa la main gauche. L’Arménien eut, je ne dirai pas le courage, mais la force de ne pas pousser un cri ; par malheur, une fois dehors, le Lesguien s’aperçut de son erreur : la main qu’il venait de couper était plutôt une honte qu’un triomphe.

Il rentra et lui coupa l’autre.

Soukiazoff-Effrem survécut à cette double amputation. Il est aujourd’hui maître de police à Telavi.

Comme le jeune prince achevait de me raconter cette histoire, un grand homme, maigre et pâle, entra. Le prince Tarkanoff l’accueillit avec affabilité, comme on accueille un familier de la maison.

Je fis de la tête un signe interrogateur à Ivan, qui comprit parfaitement ma demande.

— C’est Mirza-Ali, me dit-il, un Tatar interprète de mon père. Vous aimez les histoires, n’est-ce pas ?

— Surtout quand c’est vous qui les racontez, cher prince.

— Eh bien, demandez-lui pourquoi il tremble.

En effet, j’avais remarqué, lorsque Mirza-Ali avait donné la main au prince, que cette main tremblait visiblement.

— Parle-t-il français ? demandai-je à Ivan.

— Non.

— Comment voulez-vous donc que je lui fasse cette question ?

— Alors je vais la lui faire pour vous.

— Et la réponse ?

— Je vous la traduirai.

— À cette condition-là j’accepte.

— Alors prenez votre crayon et votre album.

— C’est donc tout un roman ?

— Non pas, c’est une histoire. — N’est-ce pas, Mirza-Ali ?


ALEXANDRE DUMAS. (Édité par Charlieu.)

Paris. — Typ de H. S. Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46.