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le caucase

et s’est arrêtée au rez-de-chaussée. Tout se fait ainsi en Russie : jamais un travail ne s’étend au delà de la nécessité du moment, de la nécessité absolue ; puis, le besoin passé, on laisse d’elle-même, au lieu de l’entretenir, de la poursuivre, de la compléter, retomber la chose dans l’état elle était auparavant.

La Russie est un élément : elle envahit, mais pour détruire. Il y a dans ses conquérants modernes un reste de la barbarie des Scythes, des Huns et des Tatars ; on ne comprend pas à la fois, avec la civilisation et l’intelligence modernes, ce besoin d’envahissement et cette insouciance d’amélioration.

Un jour la Russie prendra Constantinople, c’est fatalement écrit, — la race blonde a toujours été la race conquérante, — les conquêtes des races brunes n’ont jamais été que des réactions de peu de durée, — alors la Russie se brisera, non pas, comme l’empire romain, en deux parties, mais en quatre morceaux. Elle aura son empire du nord avec sa capitale sur la Baltique, et qui restera le véritable empire russe ; elle aura son empire d’occident, qui sera la Pologne avec Varsovie pour capitale ; son empire du midi, c’est-à-dire Tiflis et le Caucase ; enfin son empire d’orient, qui comprendra les deux Sibéries.

Si l’on pouvait pousser plus loin les prévisions, on dirait :

L’empereur régnant, au moment où arrivera ce grand cataclysme, conservera Pétersbourg et Moscou, c’est-à-dire |e vrai trône de Russie ;

Un chef, soutenu par la France et populaire à Varsovie, sera élu roi de Pologne ;

Un lieutenant infidèle fera révolter son armée, et, profitant de son influence militaire, se couronnera roi de Tiflis ;

Enfin quelque proscrit, homme de génie, établira une république fédérative entre Ikoursk et Tobolsk.

Il est impossible qu’un empire qui couvre aujourd’hui la septième partie du globe reste dans la même main : trop dure, la main sera brisée ; trop faible, elle sera ouverte, et, dans l’un ou l’autre cas, forcée de lâcher ce qu’elle tiendra.

Voyez, sur une petite échelle, le roi Guillaume forcé de laisser glisser la Belgique entre ses doigts. Et cependant il avait pour devise : Je maintiendrai.

En attendant, Dieu garde des vandales le charmant petit palais des khans de Noukha.

Nous revînmes par le bazar. Il n’y a pas deux chemins pour aller au palais ou pour en revenir. Il y a une rue, il faut la prendre ou faire le tour de la ville.

Mohammed-Khan nous accompagna jusque chez le prince Tarkanoff ; ce qu’Ivan lui avait dit de mes armes lui trottait évidemment par l’esprit. En arrivant, ce fut la première chose qu’il demanda.

On apporta les fusils, qui furent de nouveau l’objet d’un long et curieux examen. Pour donner une idée au jeune prince de notre manière de tirer au vol, si supérieure à la leur de ne tirer qu’à coup posé, je pris mon fusil, je jetai en l’air un kopeck et le touchai de cinq ou six grains de plomb.

Ivan crut que c’était un coup de hasard et me pria de recommencer.

Cette fois je pris deux kopecks, les jetai tous deux ensemble en l’air et les touchai de mes deux coups.

Le pauvre enfant n’en revenait pas. Il était tout près de croire que mon fusil était enchanté, comme la lame d’Astolfe, et que la réussite dépendait de l’arme bien plus encore que du tireur.

Il ne cessait de me répéter :

— Eh ! j’aurai un fusil comme celui-là, j’aurai un fusil pareil au vôtre.

— Oui, mon cher prince, lui répondais-je en riant, soyez tranquille.

Cela enhardit Mohammed-Khan. Il prit le jeune prince à part et lui dit quelques mots tout bas.

Ivan revint à moi.

— Mohammed-Khan, me dit-il, voudrait bien avoir une paire de revolvers, mais de Devisme. Il demande comment il doit faire pour se les procurer.

— C’est bien simple, mon cher prince : Mohammed-Khan n’a qu’à me dire qu’il les désire, et je les lui enverrai.

Ma réponse fut transmise à l’instant même.

Mohammed-Khan s’approcha en s’excusant de l’embarras qu’il me donnait ; puis il me demanda combien pouvait coûter une paire de revolvers de Devisme.

Je lui dis que je le priais de ne point s’inquiéter de cela, que j’en ferais mon affaire ; qu’il recevrait les revolvers, et qu’à la première occasion qu’il aurait, en échange d’une arme de France il m’enverrait une arme du Caucase.

Il s’inclina en signe d’adhésion, et détachant sa schaska et tirant son pistolet, il me les présenta tous deux, s’excusant de ne pas y joindre son poignard ; mais son poignard venait d’une personne à laquelle il avait promis de ne pas s’en défaire.

L’échange était si avantageux que j’hésitais à l’accepter ; mais Ivan me dit que je blesserais Mohammed-Khan en le refusant.

Je m’inclinai donc à mon tour, et pris la schaska et le pistolet.

L’un et l’autre sont des modèles de goût et d’élégance.

Au reste, la schaska était connue, et comme je la portai à partir de ce moment-là jusqu’à Tiflis, elle fit partout, sur le chemin, retourner les officiers tatars que je rencontrai.

Quand le sabre a une telle réputation, cela fait bien augurer de celle du maître.

Durandal était connue, mais parce qu’elle était l’épée de Roland.

CHAPITRE XXXII.

Les Ondiouks. — Combat de béliers. — Danse et lutte tatares.
Le messager de Badridje.

Le matin, en déjeunant, on avait parlé des Oudiouks.

Qu’est-ce que les Oudiouks ? me demanderez-vous. — Je voudrais bien le savoir, je vous le dirais. — En attendant, je vais vous raconter le peu que j’en sais.

Les Oudiouks sont une des tribus du Caucase, mais si peu importante, numériquement parlant, que je doute qu’elle soit portée sur le calendrier, au tableau des différentes races. Et cependant leur race n’est pas la moins curieuse de toutes.

Ils viennent on ne sait d’où, parlent une langue que personne ne comprend et qui n’a d’analogie avec aucune langue.

Eux-mêmes nagent et se perdent dans l’obscurité qui les environne.