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le caucase

Ils se nomment Oudi au singulier, Oudiouks au pluriel.

Moïse Khoressatzi, dans son histoire de Géorgie, parle des Oudiouks, mais il ignore leur origine et ne sait à quelle race attacher leur famille.

Un historien arménien, Tchamtchiantz, les cite dans son histoire de l’Arménie, édition de Venise.

Enfin, l’année dernière, un membre de l’Académie des sciences russes fut envoyé de Pétersbourg au Caucase pour réunir tout ce qu’il pourrait de chansons ou de monuments de la langue oudine. Il y perdit, non pas son latin, mais son russe, et revint à Pétersbourg sans avoir rien fait qui vaille.

Les Oudiouks sont au nombre de trois mille à peu près ; ils ne se rappellent pas avoir jamais été ni beaucoup plus, ni beaucoup moins.

Ils habitent deux villages, l’un nommé Wastachine, à quarante verstes de Noukha ; il se compose de cent vingt maisons géorgiennes, de cent arméniennes et soixante-neuf tatares.

Le second est à trente verstes de Wastachine, dans la direction de Schumaka. Il a trois cents maisons arméniennes.

Nous désignons leurs maisons selon le rit religieux qu’ils professent. Les Oudiouks, n’ayant point de religion à eux, adoptent les uns la religion grecque, les autres le mahométisme.

J’avais désiré voir un Oudi. Le prince Tarkanoff s’était aussitôt mis en quête et m’avait trouvé mon homme.

Un Oudi m’attendait.

C’était un petit homme brun, aux yeux vifs, à la barbe noire, d’une trentaine d’années à peu près. Il exerçait la fonction de maître d’école à Noukha.

Je lui demandai quelle était l’idée communément reçue parmi les Oudiouks sur eux-mêmes. Il me répondit que l’opinion générale était qu’ils descendaient d’un des petits-fils de Noé, resté en Arménie après le déluge, et que la langue qu’ils parlaient, inconnue des modernes à cause de son ancienneté même, était probablement celle des patriarches.

Il s’appelait Sorghi-Bejanoff.

Je lui demandai de me dire en langue oudine quelques-uns de ces mois primitifs qui, presque toujours, ont des racines dans des langues antérieures ou voisines, et commençai par le mot Dieu.

Dieu, — j’écris, non selon l’orthographe, mais selon la prononciation oudine, — se dit Bikhadzhung, — pain, schoum, — eau, xhé, — terre, khoul.

Ils n’ont pas de mot pour ciel, et se servent du mot tatar gauk.

Étoile se dit khaboum, — soleil, bêg, — lune, khâs.

Les deux autres mots, qui ont causé les premières guerres de l’Inde, et qui se disent en hindou lingam pour le masculin, jouni pour le féminin, se disent en langue oudine, au masculin, khol, au féminin, khout.

Homme se dit adamar, femme, tchebouckh.

Maintenant, j’ai fait ma tâche d’ignorant ; j’ai cueilli la noix, c’est à mon savant ami de Saulcy de l’éplucher.

Je tins mon Oudi jusqu’au dîner, mais sans en pouvoir tirer autre chose que ce que j’ai dit.

Après le dîner, qui avait été interrompu deux ou trois fois par des conférences que le prince avait eues avec des hommes qui arrivaient à cheval, nous voulûmes retourner faire encore un tour au bazar ; mais le prince nous pria, si nous y allions, de ne pas emmener son fils.

— Au reste, nous dit-il, je préfère que vous remettiez, pour mille raisons que je ne puis vous dire, cette promenade à demain matin. Je vous ai préparé une soirée toute tatare.

Nous nous doutâmes que ces messagers qui avaient dérangé le prince étaient venus lui annoncer quelques nouvelles des Lesguiens, et nous n’insistâmes point.

À la fin du dîner, Badridze arriva à son tour ; il paraissait fort joyeux et se frottait les mains. Il prit le prince à part, tous deux passèrent dans une chambre voisine ; le prince rentra seul.

Badridze était sorti par une porte de cette chambre donnant sur le balcon.

Nous nous levâmes de table et allâmes prendre le café sur la terrasse. Un homme se tenait dans la cour avec un magnifique bélier roux, autour duquel tournait avec un air de défi le bélier noir du prince.

La soirée tatare, en effet, devait commencer par un combat de béliers.

Puis, trahissant le secret de son père, Ivan nous annonça que le combat devait être suivi d’une danse tatare et d’une lutte, laquelle serait suivie d’un bal à l’intérieur, bal auquel étaient invitées les principales dames de la ville, qui danseraient la lesguinka.

En effet, les invités commençaient à arriver, les plus voisins à pied, les autres en voiture ; cinq ou six hommes vinrent à cheval, ils demeuraient à cent pas du prince ; mais les Orientaux ne vont à pied que lorsqu’ils ne peuvent pas faire autrement.

Tous les arrivants et les arrivantes prenaient, après les salutations d’usage, place sur le balcon, qui commençait à prendre l’aspect d’une galerie de théâtre.

Quelques-unes des femmes étaient fort belles. C’étaient des Géorgiennes et des Arméniennes.

Vers six heures du soir, tout le monde à peu près fut réuni.

Alors entrèrent quarante hommes de la milice. C’était la garde qui, tous les soirs, entourait la maison du prince Tarkanoff et veillait dans sa cour et à sa porte.

On posa les sentinelles ; les autres se groupèrent autour de l’homme au bélier.

Le signal fut donné ; on fit place pour laisser la lice libre aux combattants. Nicolas, le domestique du jeune prince, ou plutôt son nouker, qui ne le quitte jamais, qui couche à sa porte pendant la nuit et qui, du matin au soir, ne le perd pas de vue, prit le bélier noir par une corne et l’écarta de dix pas à peu près du bélier roux.

De son côté le maître du bélier roux flatta, caressa, embrassa sa bête et la conduisit en face du bélier noir.

Là on anima les deux combattants par des cris.

Ils n’avaient pas besoin de ces encouragements : à peine furent-ils libres, qu’ils s’élancèrent l’un sur l’autre comme deux chevaliers à qui les juges du camp viennent d’ouvrir la barrière.

Ils se rencontrèrent au milieu de la lice et se heurtèrent du front ; le coup retentit violent et sourd, rappelant celui que devait porter la machine antique qui portait aussi le nom de bélier.