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le caucase

Après la danse devait venir la lutte. Deux de nos chorégraphes dépouillèrent leurs vêtements supérieurs, ne gardant que leurs larges pantalons, saluèrent le prince, frottèrent leurs mains de poussière, et prirent l’attitude de bêtes fauves qui vont s’élancer l’une sur l’autre.

La lutte, au reste, spectacle tout primitif, est le moins varié des spectacles. Qui a vu Mathevet et Rabasson, l’homme qui n’a jamais été tombé, a vu les lutteurs tatars et peut se figurer avoir vu Alcidamas et Milon de Crotone.

Ce spectacle eût donc été assez insignifiant pour nous surtout, si un incident tout local ne fût venu lui donner une couleur splendidement terrible.

Au moment où la lutte était la plus acharnée, sous le balcon, où le cercle était le plus pressé et le plus attentif autour des lutteurs, on vit s’avancer, des profondeurs obscures de la cour, un homme portant un objet informe au bout d’un bâton.

Cet homme s’approcha curieusement du cercle.

À mesure qu’il approchait, à la lumière mouvante des torches qui jetaient sur toute la cour des lueurs avivées par chaque bouffée d’air, on pouvait distinguer le contour d’une tête, et comme on ne voyait pas le bâton, cette tête sans corps semblait s’avancer toute seule pour prendre, elle aussi, sa part de spectacle.

L’homme entra dans le cercle, et oubliant le trophée qu’il portait, se pencha en avant.

On put alors tout voir parfaitement.

L’homme était couvert de sang, et portait au bout d’un bâton une tête fraîchement coupée, aux yeux ouverts et à la bouche tordue.

Son crâne rasé indiquait une tête de Lesguien ; une large blessure ouvrait ce crâne.

Moynet, sans rien dire, me poussait du coude et me montrait la tête.

— Je vois pardieu bien, lui dis-je.

Et à mon tour je poussai le bras du jeune prince.

— Qu’est-ce donc que cela ? lui demandai-je.

— Ah ! dit-il, c’est Badridze qui nous envoie sa carte de visite par son nouker Halim.

Pendant ces quelques mots tout le monde avait vu cette tête. Les femmes avaient fait un pas en arrière, les hommes un pas en avant.

— Holà, Halim ! cria le prince Tarkanoff en tatar, que nous apportes-tu là, mon fils ?

Halim leva la tête et entra dans le cercle.

— C’est la tête du chef de ces bandits de Lesguiens que vous envoie M. Badridze, dit-il ; il vous fait ses excuses de ne pas être venu lui-même, mais il sera ici dans un instant : il faisait chaud là-bas et il est allé changer de chemise.

— Quand je vous disais qu’il ne tarderait pas à compléter sa douzaine, me dit le jeune prince.

— Comme c’est moi qui l’ai coupée sur l’homme mort, continua Halim, M. Badridze me l’a donnée. C’est donc à moi, mon prince, que vous devez les dix roubles.

— C’est bien, c’est bien, dit le prince, tu me feras bien crédit jusqu’au soir. Mets ta tête quelque part où les chiens ne la mangent pas ; il faut qu’elle soit exposée demain sur le marché de Nouka.

— C’est bien, mon prince, dit Halim, et il disparut dans l’escalier qui conduisait au balcon.

Un instant après nous le vîmes sortir les mains libres ; il avait mis sa tête en sûreté.

Cinq minutes après Badridze arriva dans une toilette irréprochable.

Les Lesguiens étaient tombés dans l’embuscade qu’il leur avait tendue ; il avait commandé à ses hommes de faire feu sur eux, et à l’exécution de ce commandement trois hommes étaient tombés ; c’était cette fusillade que nous avions entendue.

Les Lesguiens avaient riposté, mais Badridze s’était élancé sur leur chef, et un combat corps à corps s’était engagé, combat dans lequel, d’un coup de kangiar, Badridje avait ouvert le crâne de son adversaire.

En voyant leur coup manqué et leur chef frappé à mort, les Lesguiens avaient pris la fuite.

Rien n’empêchait donc la fête de continuer, et ces dames de danser la lesguinka.

C’est ce qui eut lieu : seulement vers onze heures advint un incident.

Nous vîmes Halim, qui paraissait fort inquiet, aller deçà et delà.

Il cherchait évidemment quelque chose qu’il semblait fort regretter d’avoir perdu.

— Que cherche donc Halim, demandai-je au jeune prince.

Il interrogea le nouker, puis revint en riant.

— Il ne sait pas où il a mis sa tête, dit-il en riant ; il croit qu’on la lui a volée.

Puis se retournant vers le nouker :

— Cherche Halim ; cherche, lui dit-il ; comme il eut dit à son chien.

Et Halim sortit pour chercher en effet.

À force de chercher il trouva.

Il avait mis sa tête dans l’antichambre, sur un banc dans un coin obscur.

Les invités au bal seulement avaient, sans voir cette tête, jeté manteaux et pelisses sur le banc.

Sa tête avait été ensevelie sous les pelisses et les manteaux.

Chacun en partant avait enlevé ou manteau ou pelisse.

Enfin, sous la dernière pelisse, Halim avait retrouvé sa tête.

— Vous êtes-vous bien amusé ? me demanda Ivan en me reconduisant à ma chambre.

— Incroyablement, mon prince, lui répondis-je.

Le lendemain, la tête du chef lesguien fut exposée dans la rue du bazar, avec une inscription contenant son nom et les circonstances dans lesquelles il avait trouvé la mort.

CHAPITRE XXXIII.

Le départ.

Noukha, nous l’avons dit, est une charmante ville, ou plutôt, à notre point de vue, un ravissant village ; c’est le centre