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le caucase

À Tiflis, je marchandais un poignard à la boutique d’un armurier. Un prince Eristoff passe avec ses quatre noukers. Je ne le connaissais pas, il ne m’avait jamais vu.

On lui dit qui je suis.

Alors, s’approchant de moi, et s’adressant à mon jeune interprète russe :

— Dites à M. Dumas de ne pas acheter à ces gens-là ; ils le voleront et lui donneront de mauvaise marchandise.

Je remerciai le prince Eristoff de son conseil, et je continuai mon chemin en jetant un regard sur le poignard qu’il portait à sa ceinture.

En rentrant chez moi, j’y trouvai la carte et le poignard du prince Eristoff. Le poignard valait quatre-vingts roubles ; la carte n’a pas de prix.

Et remarquez bien qu’à un Géorgien qui offre, c’est tout le contraire des Espagnols, il n’y a pas moyen de refuser : le refus serait une insulte.

Dans tous les cas, je n’avais garde de refuser le tapis et le fusil du prince Tarkanoff ; c’étaient de trop belles choses offertes de trop bon cœur.

Nous déjeunâmes. Hélas ! le temps marchait. Il était midi ; nous devions partir à une heure. Le prince ne savait que nous promettre et que nous offrir pour nous faire rester. Il n’y avait pas moyen : les délices de Pétersbourg et de Moscou avaient été pour moi ce qu’avaient été celles de Capoue pour Annibal, elles nous avaient perdus.

J’étais maintenant, comme le Juif errant, condamnés à une locomotion perpétuelle ; une voix nous criait incessamment : — Marche, marche, marche !

Le prince avait réuni à ce déjeuner d’adieu toutes les personnes que nous avions vues depuis notre arrivée à Noukha : un jeune médecin charmant, dont j’ai eu l’ingratitude d’oublier le nom, et un officier que je voyais pour la première fois, et qui venait me supplier de lui commander un fusil de chasse chez Devisme.

S’il y avait un nom de la popularité duquel je dusse être jaloux au Caucase, ce serait celui-là. Je m’en garde bien ; j’aime trop Devisme, et je le trouve trop artiste pour ne pas reconnaître que jamais popularité ne fut mieux méritée.

Je pris la commande de l’officier.

Si je reviens au Caucase, comme je l’espère bien, avec un petit bâtiment à moi, je fais un chargement de fusils Devisme, et je reviens en France millionnaire.

On se leva de table ; la tarantasse et la télègue étaient attelées.

En outre, on avait mis les chevaux à la voiture du prince.

Contre toutes ses habitudes, Ivan renonçait à monter à cheval et consentait à aller en voiture, et cela pour être avec moi quelques instants de plus. Ce charmant enfant m’avait pris dans une grande amitié que je lui rendais bien.

Tous les Essaouls et tous les noukers étaient sur pied. Badridze, avec quinze miliciens, devait nous faire escorte jusqu’à la prochaine station.

Je montai dans la calèche avec le prince et son fils ; Moynet, Kalino et le jeune médecin montèrent dans la tarantasse ; tous les autres montèrent à cheval.

La caravane se mit en route. La calèche, plus légère, marchait en tête, et gagna vite du chemin sur les autres voitures, lourdement chargées.

Nous arrivâmes à la partie de la ville de Noukha qui se nomme Kintak, et qui se trouvait sur notre chemin.

C’était là qu’avait eu lieu la veille la rencontre avec les Lesguiens.

À certaines places il y avait du sang comme dans un abattoir.

Badridze nous y raconta le combat dans tous ses détails. — Ces détails, on les connaît.

Depuis quelque temps, je regardais avec inquiétude derrière moi : je ne voyais pas venir la tarantasse.

J’en fis l’observation à Ivan, lequel dit un mot à Nicolas.

Nicolas partit au triple galop et, cinq minutes après, revint nous dire qu’une roue de la tarantasse s’étant brisée, ces messieurs étaient restés en chemin.

En même temps nous vîmes poindre Moynet et Kalino à cheval.

L’accident était vrai ; par bonheur il n’y avait eu de mal que pour la voiture.

On demandait vingt-quatre heures pour raccommoder la roue.

Ivan était au comble de la joie : nous allions rester vingt-quatre heures de plus à Noukha.

Mais en échange j’étais fort contrarié et Moynet était au désespoir.

Le prince Tarkanoff s’en aperçut, donna tout bas un ordre à Nicolas, qui partit au galop.

Puis, comme tout le monde était réuni, on tira de la calèche des bouteilles et des verres.

Les bouteilles contenaient du vin de Champagne, bien entendu. — Au Caucase comme en Russie, c’est avec le vin de Champagne que l’on souhaite le bon voyage et que l’on célèbre le bon retour.

Ce qui se consomme de vin de Champagne vrai ou faux en Russie est incalculable ; s’il était vrai, toute la France, devenue Champagne et convertie en vignoble, n’y suffirait pas.

On but, on causa, on vida une trentaine de bouteilles de vin de Champagne, à trois roubles la bouteille ; une demi-heure se passa.

Au bout d’une demi-heure, nous vîmes apparaître la tarantasse, elle arrivait triomphalement au galop.

Un miracle s’était-il opéré ?

Non, le prince avait tout simplement donné l’ordre de détacher une roue de sa tarantasse et de la mettre à la nôtre.

Il prenait notre roue cassée troc pour troc. — Décidément les princes géorgiens ne sont pas nés pour les affaires.

Le moment terrible était arrivé. Je tendis les deux mains au petit prince : il fondit en larmes.

Son père le regardait avec une espèce de jalousie.

— Il n’en fait pas autant pour moi, quand je pars, dit-il.

— Je le crois bien, répondit l’enfant ; toi, je suis sûr de te revoir : tu ne me quitteras jamais, toi ; mais monsieur Dumas !…

Les larmes lui coupèrent la parole.

Je le pris dans mes bras et le serrai contre mon cœur, comme j’eusse fait de mon propre fils.

— Oh ! si fait, je te reverrai, pauvre enfant, si fait, je t’embrasserai encore ; je te serrerai encore sur mon cœur. Autant