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le caucase

que l’homme, cette plume au vent, peut promettre une chose, je te le promets.

Puis nous nous embrassâmes avec le prince, nous nous embrassâmes avec Badridze, nous nous embrassâmes avec Ivan, nous montâmes dans la tarantasse et nous partîmes.

Dans tout ce magnifique voyage de Russie, je n’eus le cœur serré que deux fois, au moment de deux départs.

Que mon cher petit prince Ivan prenne pour lui une de ces fois ; qui a de la mémoire prenne l’autre.

Nous nous fîmes longtemps des signes, tant que nous pûmes nous voir.

Puis le chemin fit un détour, et adieu !

J’emportais un peu en passant quelque chose à tout le monde.

J’emportais un fusil et un tapis au prince Tarkanoff ; j’emportais une schaska et un pistolet à Mohammed-Khan ; j’emportais des fontes et une couverture de lit au prince Ivan.

Enfin, j’emportais le pantalon de Badridje et la ceinture du jeune médecin.

Arrêtons-nous un instant sur ce dernier fait : il est curieux.

On dit chez nous d’un prodigue :

« Il donnerait jusqu’à sa culotte ; » mais c’est une métaphore [1].

Cette métaphore française venait de se convertir en réalité géorgienne.

J’ai dit que j’avais acheté à Noukha deux pièces de drap lesguien.

Ces pièces de drap, une fois arrivées en France, étaient destinées à être converties en pantalons géorgiens.

Je n’avais pas besoin de m’inquiéter de la tcherkesse et de la béchemette, Bagration m’avait promis de me les envoyer à Tiflis.

Mais nous n’avions pas parlé de pantalon.

Comment faire faire à Paris un pantalon géorgien sans modèle ?

Cette idée me préoccupait.

Badridze avait un pantalon géorgien sous sa tcherkesse.

— Priez donc Badridze, dis-je au prince Ivan, de me laisser regarder son pantalon : j’en veux faire faire un pareil, de retour en France, et pour cela j’ai besoin d’étudier le sien en détail.

Le prince transmit ma demande à Badridze.

Badridze, à l’instant même, desserra la ceinture de son pantalon, se haussa sur la jambe droite et tira la jambe gauche de son pantalon, puis se haussa sur la jambe gauche, mit sa jambe droite à l’air, et définitivement, après avoir tiré la partie inférieure de dessus la selle, il me le présenta.

J’avais suivi la manœuvre des yeux avec un étonnement croissant.

— Mais que fait-il donc ? demandai-je au jeune prince.

— Il vous l’offre.

— Quoi ? que m’offre-t-il ?

— Son pantalon.

— Il m’offre son pantalon ?

— Oui ; n’avez-vous pas désiré le voir ?

— Le voir, mais non pas l’avoir.

— Prenez, puisqu’il vous l’offre.

— Mais non, mais non, mon cher prince : je n’irai pas prendre le pantalon de ce brave Badridze.

— Vous savez que vous le désobligerez beaucoup en le refusant.

— Mais, enfin, je ne puis pas prendre son pantalon, c’est impossible.

Badridze, qui avait resserré sa tcherkesse et qui s’était raffermi sur sa selle, intervint dans la discussion et prononça quelques paroles.

— Que dit-il ? demandai-je.

— Il dit que c’est un pantalon neuf que sa femme lui a fait faire et qu’il a mis ce matin pour la première fois ; seulement, il regrette que la ceinture soit vieille.

— Oh ! qu’à cela ne tienne, dit le jeune médecin, j’en ai justement une neuve que j’ai achetée hier au bazar.

— Prenez, prenez, me dit le prince ; vous voyez bien que vous lui faites de la peine.

Et, en effet, la figure de Badridze se décomposait.

— Mais, sacrebleu ! m’écriai-je, il ne peut cependant pas rentrer à Noukha sans pantalon.

— Bon, me dit le prince, avec ses bottes et sa tcherkesse, qui s’en apercevra ?

J’hésitais.

— Est-ce parce que je l’ai mis, que M. Dumas refuse mon pantalon ? dit Badridze d’un air profondément peiné ; dites-lui que chez nous c’est un honneur de boire dans un verre où un ami a bu.

— Eh bien, soit, dis-je à Badridze, je boirai dans ton verre.

Et je pris son pantalon, orné de la ceinture du jeune médecin.

Voilà comment je partais avec la ceinture du jeune médecin et le pantalon de Badridze.

Seulement, lorsque je voulus le mettre, il était de six pouces trop exigu.

Il court la poste dans ce moment sur la route de Moscou, avec Kalino.

C’est Kalino qui boit à ma place dans le verre de Badridje.

À propos, il va sans dire que Badridze, n’ayant plus de pantalon, céda le commandement de notre escorte à un officier inférieur.

CHAPITRE XXXIV.

Le château de la reine Tamara.

À mesure que l’on s’éloigne de Noukha, le panorama se développe et se présente dans toute sa majesté.

Noukha, à peine visible au milieu des arbres qui l’enveloppent et la couvrent, s’enfonce dans un angle formé par la chaîne du Caucase, à laquelle elle s’appuie.

Ces montagnes étaient robustes et magnifiques de forme, splendides de couleur sous la neige qui couvre leur sommet.

Nous longions la plus belle vallée du Caucase, et deux fois nous avions été obligés de traverser à gué la rivière qui l’arrose, l’Alazan.

  1. Jamais prodigue chez nous n’a donné sa culotte. Saint Martin, qui était Français, je crois, a été canonisé pour avoir donné la moitié de son manteau à un pauvre, ce qui n’est pas un grand mérite à la façon dont les peintres le représentent vêtu sous son manteau.