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le caucase

Jusqu’au jour où les Lesguiens firent une descente à Tsinondale, et firent prisonnières les princesses Tchawichawadzé et Orbéliani, les Lesguiens n’avaient jamais osé traverser la rivière.

Nous raconterons en temps et lieu cette terrible surprise, où deux princesses de sang royal furent traînées à la queue des chevaux de misérables bandits, comme ces captives antiques dont parle Homère et que chante Euripide.

Nous avions à notre gauche la Kakhétie, ce jardin du Caucase, ce vignoble de la Géorgie, où l’on récolte un vin qui rivalise avec celui de Kisslarr, et qui rivaliserait avec celui de France si les habitants savaient le faire et surtout le conserver.

On le conserve dans des peaux de bouc ou de buffle qui, au bout d’un certain temps, lui donnent un goût que l’on dit apprécié des amateurs, mais que je trouve détestable.

Celui qui ne se conserve pas dans des peaux de bouc ou de buffle se conserve dans d’immenses jarres que l’on enterre, comme les Arabes font du blé, dans des espèces de silos. On garde mémoire d’un dragon russe sous les pics duquel le terrain se défonça, et qui, étant tombé dans une de ces jarres, s’y noya, comme Clarence dans son tonneau de malvoisie.

Nous avions à notre droite une chaîne de montagnes âpres et rudes, aux sommets couverts de neige, aux flancs inaccessibles, dans les plis desquelles se cachent les Lesguiens insoumis.

C’est là qu’il faut les aller chercher.

On n’a pas idée, même en Algérie, même dans l’Atlas, de ce que c’est comme fatigue et comme danger, à part ceux que vous font courir les ennemis, qu’une expédition au Caucase.

J’ai vu le col de Mouzaïa ; j’ai vu le passage du Saint-Bernard : ce sont des routes royales relativement aux sentiers militaires de la ligne lesguienne.

Le chemin fait un immense circuit à cause de l’Alazan, qui prend des airs de méandre, et qu’il faudrait sans cela traverser de verste en verste, de sorte qu’après trois heures de course nous avions à peine fait deux lieues à vol d’oiseau.

Nous nous arrêtâmes à la station. Noukha se présentait sous un si charmant aspect, que Moynet en fit un dessin qui est en ce moment aux mains du prince Bariatinsky.

Nous nous remîmes en route vers trois heures de l’après-midi, et à la nuit tombante nous arrivâmes, après avoir suivi pendant quatre ou cinq heures la charmante vallée de l’Alazan, à la station de Babaratminskaïa.

Deux canapés en bois, une table en bois, deux tabourets de bois nous y attendaient : nous y étions faits depuis longtemps, mais la chose à laquelle nous ne pouvions nous faire, c’était de ne trouver absolument rien à manger.

Par bonheur nous avions notre buffet garni : deux faisans et un lièvre rôti, reste ou plutôt commencement de notre chasse de Schumakha.

Nous partîmes d’aussi grand matin que nous pûmes. Nous voulions, coûte que coûte, arriver le soir même à Tzarki-Kalotzj. J’avais sur mon album trois lignes de la main du général Dundukolf-Korsakoff pour le comte de Toll, commandant le régiment de Pereiosloff.

Nous passâmes la plus grande partie de la journée à longer les steppes d’Oussadaï, en passant dans un angle de la Kakhétie : enfin, vers les sept heures du soir nous arrivâmes à Tzarki-Kalotzi.

C’est une ville de construction moderne, un camp plutôt qu’une ville. Nous vîmes une grande maison sur une éminence, nous nous arrêtâmes devant la porte et fîmes demander le colonel Toll.

Le domestique auquel Kalino s’adressait alla parler au maître de la maison, et revint en disant.

— C’est ici.

Nous entrâmes. Un officier supérieur aux charmantes manières vint au-devant de nous.

— Monsieur Alexandre Dumas ? me demanda-t-il.

Je m’inclinai et lui présentai mon album où étaient les quelques lignes du prince Dundukoff-Korsakoff.

— Monsieur le comte Toll ? lui demandai-je lorsqu’il les eut lues.

— Non, me dit-il ; le prince Mellikoff, qui est trop heureux de vous offrir l’hospitalité, pour permettre que vous l’alliez demander à un autre que lui. Vous verrez le comte Toll, mais chez moi ; je vais lui faire dire de venir souper avec nous.

L’escamotage était trop galant pour ne pas nous laisser faire. On descendit nos bagages que l’on installa dans l’antichambre, et l’on nous conduisit dans d’excellentes chambres chauffées comme si l’on nous eût attendus.

Une demi-heure après, le comte Toll arriva.

Il avait longtemps habité Paris, et parlait très-bien le français, que le prince Mellikoff parlait avec une certaine difficulté.

Il y avait au billet du prince Dundukoff un post-scriptum :

« Faire voir à M. Dumas le château de la reine Tamara. »

La reine Tamara est la popularité géorgienne la plus incontestée. Elle était contemporaine de saint Louis, et comme lui, mais plus heureusement que lui, fit une guerre acharnée aux musulmans.

De même qu’en Normandie tous les vieux châteaux sont des châteaux de Robert le Diable, en Géorgie tous les vieux châteaux sont des châteaux de la reine Tamara.

Elle a ainsi cent cinquante châteaux peut-être, qui sont aujourd’hui, à quelque roi, à quelque reine, à quelque prince qu’ils aient appartenu, la demeure des aigles et des chacals. Seulement une chose à remarquer, c’est qu’ils sont tous dans une position pittoresque et dans une situation ravissante.

J’ai cherché partout, j’ai demandé à tout le monde une histoire de la reine Tamara.

Je n’ai rien pu trouver que des traditions vagues, et une pièce de vers de Lermontoff.

Mais des châteaux de la reine Tamara, j’en ai trouvé à chaque verste.

À neuf heures nous déjeunâmes, et, en sortant de table, nous trouvâmes nos chevaux tout sellés.

La matinée s’était passée à regarder des dessins d’un vieil artiste parlant très-bien français. À quelle nation appartenait-il ? je l’ignore ; quant à sa religion, c’était bien certainement un tamariste.

Il faisait un album sur une grande échelle avec du jaune, du bleu et du vert : ces trois couleurs paraissaient lui suffire à tout, et il semblait avoir pris à tâche de recueillir sous tous leurs aspects les châteaux de la reine Tamara.