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le caucase

À leur cou, ils portaient pendue la teneur de leur sentence.

Arrivés au pied des trois potences, on leur lut leur jugement.

L’un d’eux, nous l’avons dit, avait obtenu une commutation de peine.

La sentence lue, le bourreau et son aide s’emparèrent du plus jeune, lui glissèrent un sac sur la tête de manière que les pieds passassent seuls par l’ouverture du bas.

Les pieds étaient libres.

Le sac, dont le fond posait sur le crâne, dérobait entièrement le visage.

Le bourreau et l’aide le soutinrent pour monter à la potence.

Deux échelles étaient placées à côté l’une de l’autre, appuyées aux bras de la potence.

L’une, la plus proche de l’extrémité où se balançait la corde, pour le condamné.

L’autre pour l’exécuteur et son aide.

Arrivé au neuvième échelon, le condamné s’arrêta.

L’exécuteur alors, par-dessus le sac, lui passa la corde autour du cou, lui fit monter encore deux échelons, et le poussant avec la main, le lança dans l’éternité.

Aussitôt, et tandis que le premier pendu se balançait, les échelles furent portées d’une potence à l’autre.

Celle du milieu resta vacante. On se rappelle que, quoiqu’il n’y eût que deux condamnés à mort, il y avait trois gibets.

La cérémonie eut lieu dans les mêmes conditions pour le second pendu que pour le premier. Le premier n’avait pas encore repris sa ligne verticale, que le second se balançait à son tour dans l’espace.

La mort fut lente, d’abord à cause des sacs qui empêchaient la corde de serrer aussi étroitement qu’elle eut fait sur le col nu.

Puis, parce que le bourreau, peu au fait de son art, sans doute ne tira point les patients par les pieds, et ne leur monta point sur les épaules.

Ce sont des délicatesses de l’Occident dont on se dispense en Orient.

On leur vit agiter convulsivement les coudes pendant près de trois minutes, puis le mouvement s’allanguit et enfin cessa.

Alors vint le tour du moucha.

C’était un garçon de dix-neuf ans, basané de teint, mince et grêle de corps ; on put voir tout ce corps frissonner lorsqu’on lui enleva sa chemise.

Comme Bailly, était-ce de froid ? je ne crois pas.

Mille soldats placés sur deux rangs, cinq cents par cinq cents, chaque soldat tenant à la main une baguette fine et pliante de la grosseur du petit doigt, et laissant entre leur deux rangs un intervalle de cinq pieds, attendaient.

On lia les mains du patient à la crosse d’un fusil ; un sergent prit ce fusil, s’apprêtant à marcher à reculons pour régler le pas du patient sur le sien, deux soldats, devant marcher également à reculons, lui mirent la baïonnette sur la poitrine, deux autres se placèrent également derrière lui, lui appuyant la baïonnette contre les reins.

Lié ainsi par les mains et enfermé entre quatre baïonnettes, il ne pouvait ni accélérer le pas ni le ralentir.

Un commandement donna un premier signal.

Alors les mille soldats, avec la précision d’une manœuvre, firent siffler leurs baguettes en l’air.

Ce sifflement est, dit-on, le détail sinon le plus terrible, du moins le plus effrayant de l’exécution.

Au centième coup, le sang jaillissait par vingt gerçures de la peau, au cinq centième le dos n’était plus qu’une plaie.

Si la douleur dépasse la force du patient et qu’il s’évanouisse, on suspend l’exécution, on lui fait prendre un cordial quelconque, et l’on continue.

Le moucha reçut ses mille coups bravement, sans s’évanouir. Cria-t-il ? on ne sait : les tambours qui suivent le patient, en battant la marche, empêchent que l’on n’entende ses cris.

On lui rejeta la chemise sur le dos, et il revint à pied à Tiflis.

Quinze jours après il n’y pensait plus, et il partait faire ses huit ans de mines en Sibérie.

La moralité pour lui a été celle-ci : que si jamais il enterrait encore un cadavre, il aurait grand soin que le pied ne sortît plus de terre.

CHAPITRE XXXVI.

Ceux que l’on ne pend pas.

Pendant que nous étions en train d’organiser notre aménagement, le baron Finot, prévenu chez la princesse Tchawtchawadzé de notre arrivée, entra avec cette bonne humeur et ce joyeux entrain que lui savent ceux qui l’ont connu en France.

Le consulat l’a rendu sérieux pour les affaires du gouvernement, grave pour les intérêts de ses compatriotes ; mais dans les relations habituelles, c’est toujours le même cœur ouvert et le même esprit charmant.

Je ne l’avais pas vu depuis 1848. Il me trouva grossi, je le trouvai blanchi.

Il est tout simplement adoré à Tiflis. Sur cent cinquante-trois Français ou Françaises qui composent la colonie, pas un seul ou pas une seule, chose inouïe, qui n’en ait fait l’éloge, pas cet éloge fade commandé par les convenances, mais l’éloge du cœur.

Quant aux Géorgiens, c’est bien autre chose : ils n’ont qu’une peur, c’est qu’on leur enlève leur baron Finot.

Je ne suis pas resté assez longtemps à Tiflis pour savoir ce qu’en pensent les Géorgiennes.

Il accourait pour nous dire qu’il comptait bien que tant que nous serions à Tiflis nous n’aurions pas d’autre table que la sienne.

Je voulus m’en défendre.

— Vous venez ici pour combien de temps ? me demanda-t-il.

— Mais pour y passer un mois, lui répondis-je.

— Avez-vous trois mille roubles à y dépenser pendant ce mois-là ?

— Non.

— Eh bien, je vous le conseille, acceptez ma table comme vous avez accepté l’hospitalité de Zoubalow. Moi, j’ai une