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le caucase

maison tout organisée, où je m’apercevrai à peine de votre présence, excepté par le plaisir qu’elle me causera, tandis que vous, de quelque façon que vous viviez, ne mangeassiez-vous que du pain et du beurre, — et le beurre serait mauvais, — vous serez ruiné en quittant Tiflis.

Et comme je paraissais douter :

— Exemple, dit-il, et il tira de sa poche une facture.

— Tenez, voilà ce qu’a dépensé, en soixante-six jours, une de nos compatriotes dont j’ai réglé les comptes avant-hier. C’était une pauvre femme de chambre, amenée ici par la princesse Gagarine. Elle a quitté la princesse, n’a pas voulu aller à l’hôtel parce que c’est trop cher ; en conséquence, elle s’est installée chez un charcutier français afin d’y vivre le plus économiquement possible.

En soixante-six jours elle a dépensé cent trente-deux roubles argent, cinq cent vingt-huit francs.

Tout ceci ne me paraissait pas une raison de lui causer pendant un mois un pareil embarras, lorsque parut un coiffeur que j’avais envoyé chercher pour me couper les cheveux.

— Bon, me dit Finot, qu’allez-vous vous faire faire ?

— Me faire couper les cheveux et par la même occasion la barbe.

— Dites donc, après vous le coiffeur, hein ! fit Moynet.

— Vous l’aurez.

— Combien payez-vous à Paris pour une coupe de cheveux et une barbe ? me demanda Finot.

— Mais, un franc, un franc cinquante dans les grandes occasions.

— Eh bien, vous allez voir le prix que cela coûte à Tiflis.

Le coiffeur me coupa les cheveux et me fit la barbe, coupa les cheveux à Moynet ; quant à Kalino, qui, en sa qualité d’étudiant, attend sa barbe, et en l’attendant porte ses cheveux en brosse, le coiffeur ne le toucha même pas.

— Combien vous devons-nous ? demandai-je à mon compatriote, lorsque tout fut fini.

— Oh ! mon Dieu, monsieur, c’est trois roubles.

Je lui fis répéter.

— Trois roubles, répéta-t-il effrontément.

— Comment, trois roubles argent ?

— Trois roubles argent. Monsieur doit savoir qu’un ukase de l’empereur Nicolas a aboli les roubles assignats.

Je tirai trois roubles de ma poche de voyage, et les lui donnai. C’était douze francs de notre monnaie.

Il me salua et sortit, en me demandant la permission d’en faire une pelote à épingles pour sa femme, qui était ma grande admiratrice.

— Et si sa femme n’avait pas été ma grande admiratrice, demandai-je à Finot quand il fut parti, combien cela m’aurait-il coûté ?

— On ne peut pas savoir, dit Finot ; devinez combien un perruquier m’a demandé pour m’envoyer trois fois la semaine un garçon coiffeur, vous entendez bien, attendu que je porte une barbe dans tout son développement.

— À Paris, j’ai un barbier qui, pour six francs, m’arrive tous les deux jours de Montmartre.

— Quinze cents francs par an, mon cher ami.

— Finot, je mange chez vous.

— Et maintenant, dit Finot, comme j’ai obtenu ce que je voulais et que je n’étais point venu à autre fin, je retourne achever mon dîner chez la princesse Tchawtchawadzé, à laquelle je vous présente demain.

Finot ne pouvait pas me faire à la fois un plus grand honneur et un plus grand plaisir.

Comme honneur, les princes Tchawtchawadzé descendent d’Andronic, l’ancien empereur de Constantinople, et la princesse Tchawtchawadzé, née princesse de Géorgie, était la même personne enlevée par Chamyll et échangée à Tchériourth contre son fils Djemmal-Eddin.

— À propos, dit Finot que je croyais déjà loin, en ouvrant la porte et en reparaissant, je viens vous chercher, vous et ces messieurs, pour vous conduire ce soir au théâtre ; nous avons troupe italienne, on joue les Lormbards, et vous verrez notre salle.

— Votre salle ? lui demandai-je en riant ; êtes-vous devenu provincial à ce point que vous disiez notre salle à Tiflis, comme on dit notre salle à Tours et à Blois ?

— Vous avez vu bien des salles dans votre vie, mon cher ami.

— Mais oui, j’ai vu toutes les salles de France, toutes celles d’Italie, toutes celles d’Espagne, toutes celles d’Angleterre, toutes celles d’Allemagne et toutes celles de Russie ; il me restait à voir celle de Tiflis.

— Eh bien, vous la verrez ce soir, et soyez tranquille, vous y ferez beaucoup d’effet ; seulement votre diable de coiffeur vous a coupé les cheveux bien court. Mais, bah ! cela ne fait rien : on croira que c’est une nouvelle mode que vous apportez de Paris. À ce soir, huit heures.

Il partit.

Cela me donna l’idée de me regarder dans un miroir, afin de voir ce que pour trois roubles on peut faire de ma tête.

Je poussai un cri de terreur ; j’avais les cheveux coupés en brosse, mais pas même en brosse à brosser les habits, en brosse à cirer le parquet.

J’appelai Moynet et Kalino pour qu’ils jouissent de mon aspect sous ma nouvelle forme.

Ils éclatèrent de rire en me voyant.

— Eh bien, voilà une ressource, dit Moynet ; si nous manquons d’argent, nous vous montrons à Constantinople comme un phoque péché dans la mer Caspienne.

Moynet, en sa qualité de peintre, avait trouvé du premier coup ma véritable ressemblance ; je ne puis nier que quand j’ai les cheveux coupés très-court, ma physionomie n’ait quelque analogie avec celle de cette intéressante bête.

Chaque homme, dit-on, a sa ressemblance dans le genre animal.

Eh bien, en y réfléchissant, j’aime autant ressembler à un phoque qu’à tout autre amphibie ; celui-là est fort doux, fort inoffensif, fort tendre, et l’on fait de l’huile avec son corps.

— Je ne sais si je suis doux, inoffensif et tendre ; mais ce que je sais, c’est que même de mon vivant on a fait pas mal d’huile avec mon corps.

— Vous êtes un véritable panier percé, mon cher vicomte, disait Charles X à Chateaubriand.

C’est vrai, sire, répondit l’illustre auteur du Génie du chris-