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le caucase

orage : je vous cite celui-là, parce que c’est le dernier. Eh bien, il est descendu de telles cataractes de boue de la montagne, — ici, outre la boue autochthone qui appartient aux rues proprement dites, nous avons la boue voyageuse, — eh bien, je vous disais donc qu’il était descendu de telles cataractes de boue de la montagne, que trente maisons ont été rasées par le pied, soixante-deux personnes noyées, et je ne sais combien de droskys emportés à la rivière. Voyons si le nôtre est encore à la porte.

Il y était ; nous y prîmes place ; dix secondes après nous entrions sous le vestibule du théâtre.

CHAPITRE XXXVII.

La salle de spectacle, l’orpheline, les bazars.

J’avoue que dès le vestibule je fus frappé de la simplicité et en même temps du goût de l’ornementation : on eût cru entrer dans le corridor du théâtre de Pompéia.

Au corridor supérieur, l’ornementation changea et devint arabe.

Enfin nous entrâmes dans la salle.

La salle est un palais de fée, non pas pour la richesse, mais pour le goût ; peut-être n’y entre-t-il pas pour cent roubles de dorures ; mais je n’hésite pas à dire que la salle de Tiflis est une des plus charmantes salles de spectacle que j’aie vue de ma vie.

Il est vrai que de jolies femmes embellissent beaucoup une jolie salle, et que sous ce rapport, comme sous celui de son architecture et de sa décoration, la salle de Tiflis n’a, Dieu merci, rien à désirer.

La toile est charmante : au milieu s’élève un socle de statue, sur lequel est peint un groupe représentant à gauche du spectateur, la Russie, à droite, la Géorgie.

Du côté de la Russie, et allant se perdre dans ce que nous appelons le manteau d’Arlequin, Pétersbourg et la Néva, Moskou et son Krelm, les ponts, les chemins de fer, les bateaux à vapeur, la civilisation.

Du côté de la Géorgie, en fuyant de la même façon, Tiflis avec ses ruines de forteresses, ses bazars, ses escarpements de rochers, sa Khoura furieuse et insoumise, son ciel pur, sa poésie enfin.

Au pied du socle, du côté de la Russie, la croix de Constantin, la châsse de saint Vladimir, les fourrures de Sibérie, les poissons du Volga, les blés de l’Ukraine, les fruits de la Crimée, c’est-à-dire la religion, l’agriculture, le commerce, l’abondance.

Du côté de la Géorgie, les étoffes splendides, les armes magnifiques, les fusils aux montures d’argent, les kangiars d’ivoire et d’or, les schaskas damasquinées, les goulas de vermeil, les mandolines incrustées de nacre, les tambours aux grelots de cuivre, les zournas d’ébène, c’est-à-dire la parure, la guerre, le vin, la danse, la musique.

La Russie, sombre souveraine que sa grandeur ne peut égayer.

La Géorgie, joyeuse esclave que sa servitude ne peut assombrir.

Ma foi, il est beau de descendre de Rurick, d’avoir eu des aïeux souverains régnants à Starodonte, de tirer son nom de Gagara le Grand, de se faire annoncer à la cour et dans les salons sous le nom de prince Gagarin ; mais si aujourd’hui on disait au prince Gagarin : — Il vous faut renoncer à votre principauté, à vos aïeux, à votre noblesse couronnée ou à votre pinceau, — je crois que le prince Gagarin garderait son pinceau et s’appellerait M. Gagarin, ou plutôt Gagarin sans autre titre ni avant ni après. Les artistes de sa force travaillent pour que l’on dise Michel-Ange, Raphaël et Rubens tout court.

Cette charmante toile se leva sur le premier acte des Lombards, médiocre et ennuyeux opéra s’il en fut, admirablement chanté par mademoiselle Stolz, jeune prima donna de vingt ans, qui passe par le théâtre de Tiflis pour arriver à ceux de Naples, de Florence, de Milan, de Venise, de Paris et de Londres, par Massini et par Briani.

C’est une chose merveilleuse que de voir une pareille troupe à Tiflis. Il est vrai qu’avec des gouverneurs comme le prince de Woronzoff et le prince Bariatinsky, les vice-royautés deviennent des royautés et les colonies des métropoles.

Je ne regrettai que deux choses, c’est qu’on ne jouât pas Guillaume-Tell au lieu des Lombards, et que le prince Gagarin, pendant qu’il y était, n’eût pas fait les décorations en même temps que la salle.

Après avoir exécuté ce vestibule de l’enfer qu’on appelle un théâtre, le prince Gagarin ornementa ce portique du paradis qu’on appelle une église.

La cathédrale de Tiflis est entièrement peinte par ce grand artiste, et, de même que le théâtre de Tiflis est, sinon le plus charmant, du moins un des plus charmants théâtres du monde, l’église de Saint-Sion est bien certainement une des plus élégantes églises de la Russie.

Le mot élégant paraîtra peut-être étrange à nos lecteurs, habitués à la sombre et mystérieuse majesté des églises catholiques ; mais les églises grecques, toutes d’or, d’argent, de malachite et de lapis-lazuli, ne peuvent pas avoir de prétention au côté grave et triste du culte catholique.

À Tiflis on ne fait point, comme en Italie, de visite dans les loges ; cela tient à ce qu’à part les avant-scène et les trois loges du gouverneur qui tiennent le milieu de la galerie et font face au théâtre, toutes les loges sont ouvertes.

C’est le seul défaut, non pas d’architecture, mais de galanterie du noble constructeur ; une femme est toujours plus jolie quand son visage se détache sur un fond rouge ou grenat et possède un encadrement d’or ; mais sans doute l’artiste a pensé que les dames géorgiennes n’avaient pas besoin de cet artifice.

Finot, le spectacle terminé, me ramena chez moi. Il avait raison, l’ondée avait continué, et la boue montait à mi-jambe.

Il me quitta en m’annonçant qu’il viendrait me prendre le lendemain pour me faire faire le tour des bazars et me présenter dans deux ou trois maisons.

Le lendemain, à dix heures du matin, Finot, exact comme le canon qui à Tiflis tonne midi, était avec son drosky au perron de la maison Zoubalow.

Nous avions inscrit la veille au soir nos noms chez le prince Bariatinsky, et le lieutenant de Sa Majesté impériale au Caucase nous faisait dire qu’il nous recevrait le lendemain à trois heures.