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le caucase

Le messager avait recommandé de n’y pas manquer, le prince Bariatinsky ayant une lettre très-pressée à remettre à M. Dumas.

Nous avions tout le temps de voir le caravansérail, de courir les bazars, de faire nos deux ou trois visites et de revenir nous habiller pour nous rendre à l’invitation du prince.

Le principal caravansérail de Tiflis a été bâti par un Arménien, qui en a payé le terrain seul quatre-vingt mille francs, huit toises de large sur quarante de long. On voit qu’à Tiflis, où le terrain ne manque pas cependant, le terrain n’est pas meilleur marché que le reste.

C’est un spectacle curieux que la vue de ce caravansérail, par toutes les portes duquel entrent, conduisant des chameaux, des chevaux et des ânes, des députations de toutes les nations de l’Orient et de l’Europe du nord, Turcs, Arméniens, Persans, Arabes, Hindous, Chinois, Kalmouks, Turcomans, Tatars, Tcherkesses, Géorgiens, Mingréliens, Sibériens, que sais-je, moi !

Chacun avec son type, son costume, ses armes, son caractère, sa physionomie et surtout sa coiffure, dernière chose qu’abandonnent en général les peuples dans les révolutions de la mode.

Deux autres caravansérails servent de succursales à celui-ci, mais ont beaucoup moins d’importance ; on ne paye rien pour le logement dans ces hôtelleries, où le Sibérien, venu d’Irskous, coudoie le Persan, venu de Bagdad, et où tous ces députés du commerce des peuples orientaux semblent vivre dans une espèce de communauté ; mais les propriétaires perçoivent un pour cent sur les marchandises emmagasinées et vendues.

À ces bazars, se rattache le réseau des rues commerciales, complétement séparé du quartier aristocratique.

Chacune de ces rues est affectée à un genre d’industrie.

Je ne sais pas comment ces rues s’appellent à Tiflis, je ne sais pas même si elles ont des noms, mais pour moi elles n’en peuvent porter d’autres que la rue des orfévres, la rue des fourreurs, la rue des armuriers, la rue des fruitiers, la rue des chaudronniers, la rue des tailleurs, la rue des cordonniers, et je dirai même la rue des babouchiers et des pantoufliers.

À Tiflis, c’est-à-dire dans le commerce indigène, et j’appelle les commerces indigènes les commerces tatars, arméniens et persans aussi bien que géorgiens ; à Tiflis, un bottier ne fait pas de souliers, un cordonnier ne fait pas de pantoufles, un pantouflier ne fait pas de babouches, et un babouchier ne fait que ses babouches.

Il y a plus : le bottier qui fait les bottes géorgiennes ne fait pas les bottes tcherkesses. Il y a presque une industrie pour chaque portion du vêtement de chaque peuple. Ainsi, vous voulez faire faire une schaska, vous achetez une lame, vous lui faites mettre une poignée et un fourreau en bois, vous faites recouvrir ce fourreau de cuir ou de maroquin, enfin vous faites ciseler la poignée et les ornements d’argent ; tout cela à part, tout cela par différents ouvriers, tout cela en allant de magasin en magasin. L’Orient a résolu le grand problème commercial de la suppression de l’intermédiaire ; sans doute c’est meilleur marché, mais cette économie n’existe que dans un pays où le temps n’a aucune valeur.

Un Américain mourrait d’impatience à la fin de la première semaine de son séjour à Tiflis.

Tous ces magasins ont une devanture ouverte, tous ces marchands travaillent à la vue des promeneurs ; ceux qui auraient des secrets ou des artifices seraient bien malheureux en Orient.

Rien de plus curieux qu’un voyage à travers ces rues : l’étranger ne s’en lasse pas ; j’y allais presque tous les jours.

Aussi restâmes-nous plus longtemps que nous ne comptions rester dans cette pittoresque excursion ; il était près de deux heures lorsque nous songeâmes à nos visites.

Nous revîmes changer de bottes et de pantalons, — je recommande mon costume à grandes bottes aux voyageurs qui visiteront Tiflis après moi, — et nous allâmes frapper à la porte du prince Dmitry Orbéliani.

J’ai dit ce que c’étaient que les princes Orbéliani comme origine ; ce sont des princes non pas du saint-empire, mais du sublime empire : leurs aïeux vinrent de la Chine en Géorgie vers le cinquième siècle, je crois.

Un tableau de famille représente le Déluge : un homme nage à la surface de l’immense nappe d’eau, et montre à Noé, afin d’être admis dans l’arche, une grande pancarte.

Cet homme, c’est l’un des aïeux des princes Orbéliani.

Sa pancarte, ce sont ses lettres de noblesse.

Le prince Dmitry Orbéliani connaît une prière pour charmer les serpents, et possède cette fameuse pierre ou plutôt ce talisman qui fait une vérité de la fable du bézoard miraculeux de l’Inde.

Cette pierre lui vient du roi Héraclée, avant-dernier prince régnant en Géorgie, dont sa mère était la fille, précieux héritage avec lequel il a sauvé bien des existences.

La princesse Orbéliani est une femme de quarante ans, ayant passé volontairement, et bien avant l’époque assignée par la nature, à l’état de matrone. Elle a dû être une des plus belles femmes de Tiflis ; la poudre qu’elle met par coquetterie, je présume, donne le caractère du dix-huitième siècle à sa physionomie. Je n’ai jamais vu à personne un si grand air de grande dame.

Rencontrez la princesse Orbéliani dans la rue et à pied, et vous la saluerez sans la connaître, tant vous comprendrez, rien qu’en la voyant, que tout respect lui est dû.

Elle est la mère d’une des plus jolies, des plus sémillantes, d’une des plus spirituelles, d’une des plus ravissantes jeunes femmes de Tiflis, de madame Davidoff-Grammont.

Au milieu de toute cette belle famille princière courait une petite fille, traitée comme l’enfant de la maison.

— Regardez cette petite fille, me dit tout bas Finot, je vous raconterai quelque chose de curieux sur elle.

Peut-être le désir de savoir ce quelque chose de curieux abrégea-t-il ma visite. Je me levai, rappelant à Finot que nous devions être à trois heures chez le prince, et je sortis.

— Eh bien ! lui demandai-je, la petite fille ?

— Vous l’avez bien regardée ?

— Oui, c’est une gentille enfant ; mais elle m’a semblé d’extraction vulgaire.


ALEXANDRE DUMAS. (Édité par Charlieu.)

Paris. — Typ de H. S. Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46.