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le caucase

lui, et qui nous regardait avec des yeux sauvages à travers les poils effarouchés de son papak noir.

Il suivit son aîné, emboîtant le pas sur lui. Leur départ venait de nous laisser assez inquiets sur l’avenir ; était-ce là cette hospitalité orientale tant vantée, et était-il dit qu’elle perdrait à être vue de près, comme presque toutes les choses de ce monde ?

En ce moment nous aperçûmes notre Cosaque qui se tenait de l’autre côté de la porte, debout, mais courbé de façon que nous ne puissions voir son visage, qui nous eût complétement échappé s’il se fût tenu droit.

— Que veux-tu, mon frère ? lui demanda Kalino [1], avec cette douceur particulière aux Russes parlant à leurs inférieurs.

— Je voulais dire au général, répondit le Cosaque, que le maître de police va lui envoyer des meubles.

— C’est bien, répondit Kalino.

Le Cosaque pirouetta sur les talons et se retira. Il était de notre dignité de recevoir la nouvelle froidement, et de regarder cette attention du maître de police comme une chose due.

Maintenant, chers lecteurs, vous regardez autour de moi et vous cherchez où est le général, n’est-ce pas ?

Le général, c’est moi.

Ceci demande explication.

En Russie, tout se règle sur le tchinn, mot qui veut dire rang et qui m’a tout l’air de venir du chinois.

Selon votre tchinn, on vous traite comme un malotru ou comme un grand seigneur.

Les marques extérieures du tchinn sont un galon, une médaille, une croix, une plaque.

Il y a telle décoration affectée à tel grade, telle autre à telle dignité.

Les généraux seuls en Russie portent une plaque.

On m’avait dit en partant de Moscou :

— Vous voyagez en Russie, accrochez un signe de distinction quelconque, soit à votre boutonnière, soit à votre cou, soit à votre poitrine, ou vous ne trouverez pas un morceau de pain dans les auberges, pas un cheval dans les relais de poste, pas un Cosaque dans les stanitzas.

J’avais ri de la recommandation, mais bientôt j’en avais reconnu, non pas l’utilité, mais la nécessité.

J’avais en conséquence mis sur mon costume de milicien russe la plaque de Charles III d’Espagne ; et alors, en effet, tout avait changé : à mon égard, on s’empressa, non pas de satisfaire à mes désirs, mais d’aller au-devant d’eux ; et comme les généraux seuls en Russie peuvent, à moins d’exception, porter une plaque quelconque, sans que l’on sût quelle plaque je portais, on m’appelait général.

Mon paderogné fait d’une façon toute particulière et un blanc seing du prince Bariatinski, m’autorisant à prendre dans tous les postes militaires l’escorte qui me conviendrait, corroboraient, parmi ceux auxquels je m’adressais, cette opinion qu’ils avaient affaire à une autorité militaire.

Seulement on me prenait pour un général français, et comme le Français est essentiellement sympathique aux Russes, tout allait à merveille.

À chaque station de poste, le chef militaire de la station, presque toujours un bas officier, venait à moi, se roidissait dans toutes ses jointures, portait la main à son papak, et me disait :

— Général, tout va bien dans la station, ou : Tout est en ordre au poste.

Ce à quoi je répondais tout simplement : Caracho, c’est-à-dire, très-bien.

Et le Cosaque s’en allait d’un air parfaitement satisfait. À chaque station, où je trouvais l’escorte qui devait m’accompagner réunie et sous les armes, je me levais dans ma tarantasse ou me haussais sur mes étriers, en disant : Sdaroco ribeiata, ce qui veut dire : — Bonjour, enfants.

L’escorte répondait en chœur :

Sdratia jelaem rasché prevoskhoditelstvo, ce qui voulait dire : — Bonjour, votre excellence.

Moyennant quoi les Cosaques, parfaitement satisfaits de leur sort, sans jamais demander de rétribution, recevant avec reconnaissance, après vingt ou vingt-cinq verstes faites au grand galop, un ou deux roubles pour la poudre qu’ils avaient brûlée, ou pour le vodka qu’ils devaient boire, quittaient mon excellence aussi contents d’elle qu’elle était contente d’eux.

Voilà donc pourquoi mon Cosaque voulait dire au général, que le maître de police allait envoyer des meubles pour garnir l’appartement.

En effet, dix minutes après, les meubles arrivèrent sur une charrette, avec ordre d’ouvrir autant de chambres dans la maison qu’il nous plairait d’en occuper.

Jusque-là notre jeune hôte, assez mal avenant, comme je crois l’avoir déjà dit, ne nous avait ouvert que la chambre à la guitare.

La vue des meubles envoyés par le maître de police, l’audition de l’ordre qui les accompagnait, changea complétement ses façons vis-à-vis de nous.

Les meubles se composaient de trois bancs destinés à servir de lits, de trois tapis destinés à nous servir de matelas, de trois chaises, dont je n’ai pas besoin d’indiquer la destination, et d’une table.

Maintenant, il ne nous manquait plus que quelque chose à mettre sur cette table.

Nous envoyâmes chercher par notre jeune Tatar des œufs et une poule.

Pendant ce temps nous ouvrions notre cuisine de voyage et nous en tirions une poêle, une casserole, des assiettes, des fourchettes, des cuillers et des couteaux.

Le nécessaire à thé était chargé de nous fournir des verres ; et une nappe à laquelle chacun essuyait sa bouche et ses doigts.

Nous étions riches de trois nappes, et il va sans dire que nous ne perdions pas une occasion de les faire laver.

Notre messager revint avec des œufs, il n’avait pas trouvé de poule, et nous offrait en échange ce que l’on trouve partout au Caucase, d’excellent mouton.

J’acceptai, c’était une occasion pour moi d’essayer du schislik.

Pendant une visite que nous avions faite à Astrakkan dans une pauvre famille arménienne, elle nous avait, si pauvre qu’elle fût, offert un verre de vin de Kisslarr et un morceau de schislik.

  1. Jeune étudiant russe que le recteur de l’université de Moscou m’avait donné comme interprète.