Page:Dumas - Le Caucase, 1859.djvu/16

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
12
le caucase

J’avais trouvé le vin bon, mais j’avais trouvé le schislik excellent.

Et comme je voyage pour m’instruire, et que quand je rencontre un bon plat quelque part que ce soit, j’en demande à l’instant même la recette, pour en enrichir le livre de cuisine que je compte publier un jour, j’avais demandé la recette du schislik.

Un égoïste garderait la recette pour lui ; mais comme en général ce que j’ai appartient à peu près à tout le monde, et que je sais un gré infini à ceux qui, au milieu des gens qui me prennent, attendent que je leur donne, je vais vous donner, chers lecteurs, la recette du schislik ; essayez-en, et vous me saurez gré du cadeau.

Vous prenez un morceau de mouton, du filet, si vous pouvez vous en procurer ; vous le coupez par morceaux gros comme une noix, vous le mettez mariner un quart d’heure dans un vase où vous avez haché des oignons, versé du vinaigre, et secoué avec libéralité du sel et du poivre.

Au bout du quart d’heure, vous étendez un lit de braise sur le fourneau.

Vous enfilez vos petits morceaux de mouton à une brochette de fer ou de bois.

Et vous tournez votre brochette au-dessus de la braise jusqu’à ce que vos petits morceaux de mouton soient cuits.

C’est tout simplement la meilleure chose que j’ai mangée dans tout mon voyage.

Si les petits morceaux de mouton peuvent passer la nuit dans la marinade, si vous pouvez, en les tirant de la broche, les saupoudrer de sumac, le schislik n’en vaudra que mieux.

Mais quand on est pressé, quand on n’a pas de sumac, on peut considérer ces améliorations comme des superfluités.

À propos, si l’on n’a pas de broche, et si l’on voyage dans un pays où la broche et même la brochette soient inconnues, on remplace à merveille ces ustensiles par une baguette de fusil.

La baguette de ma carabine m’a constamment tenu lieu de broche pendant mon voyage, et je ne me suis pas aperçu que cet emploi inférieur ait nui au chargement de l’arme dont elle était un appendice.

En Mingrelie j’ai appris à le faire d’une autre façon : je l’indiquerai en temps et lieu.

J’étais en train de faire rôtir mon schislik, tandis que Moynet et Kalino chargé des soins inférieurs de la cuisine, mettaient le couvert, lorsqu’on nous apporta de la part du commandant qui venait d’apprendre mon arrivée, du beurre, deux jeunes poulets et quatre bouteilles de vin vieux.

Je fis remercier le commandant en lui annonçant ma visite aussitôt après le dîner.

Le beurre et les poulets furent gardés pour le déjeuner du lendemain.

Mais une bouteille de vin vieux trépassa au dîner ; je n’ai rien à lui souhaiter, la bénédiction du Seigneur était avec elle.

Le dîner fini, selon la promesse faite, je pris Kalino avec moi, pour me servir d’interprète. Je laissai Moynet faisant un croquis du bonhomme de sept ans, avec son kangiar, ou plutôt du kangiar avec son bonhomme de sept ans, et je me hasardai dans une espèce de marais où j’avais de la boue jusqu’à mi-jambes.

C’était la principale rue de Kisslarr.

Je n’avais pas fait dix pas que je me sentis tirer par le pan de ma redingote. — J’appelle ainsi le vêtement que j’avais adopté, faute de lui trouver un nom convenable. — Je me retournai.

C’était notre jeune hôte qui, devenu plein de prévenances, me faisait observer, en mauvais russe mêlé de tatar, que je sortais sans être armé.

Kalino me traduisit l’observation.

En effet, je sortais sans être armé ; il était quatre heures de l’après-midi et il faisait grand jour, je croyais donc ne pas commettre une imprudence.

Je voulais continuer ma route sans tenir compte de ses avis ; mais il insista avec tant d’obstination, que ne voyant aucun motif à ce bonhomme pour se moquer de nous, je cédai à son insistance.

Je rentrai ; je mis à ma ceinture un poignard du Khorassan, long de quinze pouces, que j’avais acheté à Astrakkan, et que je portais en voyage, mais que je croyais inutile de porter en ville. Kalino prit un grand sabre français qui lui venait de son père, lequel l’avait récolté sur le champ de bataille de Montmirail, et sans écouter cette fois les observations de notre jeune hôte, qui voulait que nous ajoutassions à cet accoutrement déjà formidable chacun un fusil à deux coups, nous quittâmes la maison, en faisant part à Moynet du danger, et en l’invitant à veiller non-seulement sur les effets, mais encore sur lui-même.

CHAPITRE II.

Une soirée chez le commandant de Kisslarr.

Le commandant demeurait à l’autre extrémité de la ville, de sorte que nous traversâmes tout Kisslarr pour arriver chez lui.

C’était jour de marché : il en résulta que nous eûmes à nous ouvrir un passage entre les charrettes, les chevaux, les chameaux et les marchands.

Cela allait assez bien d’abord : nous avions commencé par traverser la place du Château, grande esplanade dominée par la forteresse où l’on eût pu faire manœuvrer vingt-cinq mille hommes ; mais lorsque nous passâmes de cette place sur celle du marché, la lutte commença.

Je n’avais pas fait cinquante pas au milieu de cette foule armée jusqu’aux dents, que je compris le peu de cas que cette foule, soit comme masse, soit comme individu, devait faire d’un homme sans armes.

L’arme, en Orient, sert non-seulement à vous défendre, mais encore à empêcher que vous ne soyez attaqué.

L’homme armé dit même dans son silence.

— Respectez ma vie, ou prenez garde à la vôtre.

Et cette menace n’est point inutile dans un pays où, comme l’a dit Pouschkine, l’homicide n’est qu’un geste !

Nous traversâmes la place du marché et nous nous trouvâmes dans les vraies rues de la ville.

Rien de plus pittoresque que ces rues, avec leurs arbres sans symétrie, leurs flaques de boue où barbotent des oies et des canards, et où les chameaux font provision d’eau pour leur voyage.

Presque dans toutes les rues, une chaussée de terre élevée de trois ou quatre pieds au-dessus du niveau de la rue fait un trottoir de trente ou quarante centimètres de large pour les piétons.

Ceux qui se rencontrent sur ce trottoir, s’ils sont amis,