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le caucase

Voici maintenant une pièce d’une touche toute différente : c’est une conversation entre deux montagnes, le Chath-Abrouz et le Kasbeck, les deux plus hauts sommets du Caucase après l’Elbrouss, je crois.

Le Chath-Abrouz, situé dans la partie la plus imprenable du Daghestan, a échappé jusqu’ici à la domination de la Russie.

Le Kasbeck, au contraire, est depuis longtemps soumis. C’est la porte du Darial. Ses princes, depuis sept cents ans, ont reçu un tribut des différentes puissances qui se sont successivement emparées du Caucase, et ont ouvert et fermé leur passage selon que le tribut leur a été exactement ou inexactement payé.

De là vient le reproche que fait Chath-Abrouz au Kasbeck, reproche qui, sans l’explication que nous venons de donner, serait peut-être incompréhensible à la majorité de nos lecteurs.

Ceci posé, passons à la Dispute.


Chath-Abrouz un matin s’éveilla dans la brume ;
Il était d’humeur sombre, ayant très-mal dormi ;
Il apostropha donc d’un ton plein d’amertume
Le mont Kasbeck, son vieil ami.

— Ah ! dit-il, quelle faute as-tu faite, mon frère,
De te soumettre à l’homme et d’accepter sa loi,
Quand dans ta liberté tu pouvais, au contraire,
Vivre loin de lui comme moi !

Il fera pâturer ses bœufs dans tes vallées,
Tressaillir tes échos aux accents de son cor,
Et dans tes profondeurs par la sonde ébranlées
Il descendra chercher de l’or.

Il bâtira ses tours sur ta plus haute cime,
S’ouvrira dans tes rocs un chemin inconnu ;
Et foulera ton front où, dans son vol sublime,
L’aigle seul était parvenu.

Prends garde ! tout se peut dans le siècle où nous sommes ;
Tu te trouveras pris un jour en t’éveillant.
J’ai déjà vu venir tant de chevaux et d’hommes
Par la route de l’Orient !



— L’Orient ! dit Kasbeck en secouant sa tête ;
D’un fantôme tu fais un épouvantement.
De lui je ne crains rien : sur sa couche muette
L’homme y dort trop profondément.

La Perse, dont la main jadis donnait des chaînes,
Sous des berceaux de fleurs, dans un air attiédi,
En écoutant couler l’onde de ses fontaines,
Chante les vers de Saadi.

Byzance, en qui longtemps Rome vécut encore,
Oubliant les exploits par ses princes rêvés,
Aujourd’hui sur les flots transparents du Bosphore
Berce ses sultans énervés.

Immobile, muette, au bord du Nil assise,
L’Égypte, du regard suivant son flot bénit,
Comme le sphinx qui veille au tombeau de Cambyse,
Semble être changée en granit.

L’Arabe voyageur, dans sa course inconstante,
Sans tourner vers Grenade un regard envieux,
À l’étoile du soir, en dépliant sa tente,
Dit les hauts faits de ses aïeux.

Jérusalem, pleurant sur son saint mausolée,
Voit, veuve des chrétiens vaincus par Soliman,
Décroître chaque jour sur sa plaine brûlée
L’ombre du pouvoir musulman.

Tout ce que mon œil voit, si loin qu’il puisse atteindre,
Désireux du repos, au sommeil souriant,
Se couche pour toujours. Je n’ai donc rien à craindre
Du paralytique Orient.



— D’avance, mon ami, ne chante pas victoire,
D’une moqueuse voix répondit le vieillard.
Ne vois-tu pas grandir comme une ligne noire…
Au nord, là-bas, dans le brouillard ? —

Le Kasbeck se tourna vers l’horizon polaire ;
Il y vit s’agiter, de son regard perçant,
D’hommes et de chevaux comme une fourmilière,
Avec un bruit toujours croissant.

Du Danube à l’Oural ce n’était que poussières
S’élevant sous les pas des rouges cavaliers,
Que bataillons suivant le courant des rivières,
Froissements de fers et d’aciers.

Des drapeaux précédaient la colonne géante ;
Puis venaient les tambours aux roulements confus,
Puis les canons de bronze à la gueule béante
Galopant sur leurs lourds affûts.

Puis enfin s’avançait, au milieu des fumées,
Des sabres reflétant le rayon augural,
Des fusils reluisants, des mèches allumées,
Yermoloff le vieux général.

Et tous ces forts guerriers qu’en chemin rien n’arrête,
Pareils au tourbillon orageux et bruyant
Que pousse devant lui le vent de la tempête,
Marchaient du nord à l’orient.

Kasbeck, épouvanté de la vision sombre,
Le matin, aussitôt que le soleil eut lui,
Se mit à les compter voulant savoir leur nombre ;
Mais autant eût valu pour lui

Essayer de compter les atomes de poudre
Que chasse le simoun au désert libyen,
Ou, quand ils sont battus de l’aile de la foudre,
Les flots du vieux lac Caspien.