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le caucase

et de ses mystifications. Il recommença, et pendant quelques semaines, Martinoff fut le point de mire de toutes les folles inventions du poëte. Un jour, devant des dames, voyant Martinoff affublé d’un poignard et même de deux, à la mode des Tcherkesses, ce qui n’allait point avec l’uniforme des chevaliers-gardes, Lermantoff vint à lui et lui cria en riant :

» — Ah ! que vous êtes bien ainsi, Martinoff ! vous avez l’air de deux montagnards.

» Le mot fit déborder la coupe trop pleine ; un défi s’ensuivit, et le lendemain les deux amis se battaient. En vain les témoins avaient tenté de concilier la chose ; la fatalité s’en mêla : Lermantoff ne pouvait croire qu’il se battait contre Martinoff. — Est-ce qu’il est possible, dit-il aux témoins, au moment où ils lui remettaient son pistolet tout chargé, que je vise sur ce garçon-là ?

» Visa-t-il ? ne visa-t-il point ? Le fait est que les deux coups partirent et que la balle de son adversaire atteignit mortellement Lermantoff.

» C’est ainsi que finit à vingt-huit ans, et de la même mort, le poëte qui seul pouvait adoucir la perte immense que nous avions faite dans Pouschkine.

» Chose étrange ! Dantès et Martinoff appartenaient tous deux au régiment des chevaliers-gardes.

» Eudoxie Rostopchine. »

J’achevais cette lecture lorsque Finot vint me prendre. Il était six heures. Nous montâmes en drosky, et nous arrivâmes chez le prince.

Nous étions en tout petit comité.

— Ah ! mon prince, lui dis-je en tirant la lettre de la comtesse Rostopchine de ma poche, il faut que vous m’aidiez à lire le nom de la campagne de notre amie.

— Pourquoi faire ? me demanda le prince.

— Mais pour lui répondre, mon prince, elle m’a écrit une lettre charmante.

— Comment ! vous ne savez pas ?… me dit le prince.

— Quoi ?

— Elle est morte !

CHAPITRE XXXIX.

Citations.

Donnons au lecteur une idée du génie de l’homme dont la plume pittoresque de la pauvre comtesse Rostopchine nous a tracé le portrait physique et moral.

Les hommes peuvent être appréciés et traduits par les hommes, mais ils devraient toujours être racontés par les femmes.

Nous ne faisons pas de choix ; nous prenons au hasard dans les poésies de Lermantoff, regrettant de ne pouvoir faire connaître à nos lecteurs son poëme capital, le Démon, comme nous leur avons fait connaître son meilleur roman, Petchorine ; mais son génie est partout, et peut-être l’appréciera-t-on mieux en voyant les variations qu’il peut subir, les formes qu’il peut prendre.

Commençons par la pièce intitulée la Pensée, lamentation dans laquelle il apprécie un peu misanthropiquement peut-être la génération dont il fait partie.

Pensée.

Oh ! que des yeux je suis tristement sur sa route
Ce siècle, à l’avenir ou vide ou ténébreux ;
Sous le poids écrasant du savoir et du doute
Il vieillit inactif et cependant fiévreux.

Nous pourrions, éclairés des fautes de nos pères,
Nous faire des radeaux de leurs vaisseaux brisés ;
Mais comme un repas pris aux fêtes étrangères,
La vie est insapide à nos palais blasés.

Athlètes énervés avant d’entrer en lutte,
Le bien comme le mal nous trouve indifférents.
Nous voyons s’accomplir les grandeurs et les chutes
Sans plaindre les proscrits, sans haïr les tyrans.

C’est ainsi qu’un fruit maigre éclos dans une serre,
Pour les yeux sans attraits, pour le goût sans saveur,
Rongé secrètement d’un invisible ulcère,
Meurt de vieillesse alors qu’il devrait être en fleur.

Nous avons, par les longs frottements de l’étude,
Usé le velouté de nos illusions,
Et notre cœur a pris cette triste habitude
De se moquer de tout, même des passions.

Notre main touche à peine à la coupe remplie
Où la bonté des dieux versa la volupté,
Qu’un impuissant désir, changeant le vin en lie,
En place de l’amour boit la satiété.

La poésie est morte et l’art est un fantôme ;
Admirer est stupide, et si dans notre cœur
D’enthousiasme encor vit un dernier atome,
Vite il faut l’étouffer sous un rire moqueur.

Jusqu’au bout de nos dents ce rire monte à peine ;
Nos pleurs sont desséchés avant d’atteindre aux yeux ;
Nous ne connaissons plus ni l’amour ni la haine,
Robustes sentiments morts avec nos aïeux.

Nous craignons d’imprimer nos traces dans l’histoire,
Nous raillons ces grands noms qui laissaient un grand deuil,
Et nous hâtons nos pas vers un tombeau sans gloire
En jetant sur la vie un dédaigneux coup d’œil.

En foule taciturne et bientôt effacée
Nous traversons le monde où nous n’avons planté
Ni travail fructueux, ni fertile pensée,
Qui fasse une moisson pour la postérité.

Mais aussi dans la tombe, inutile refuge,
Nous fuirons l’avenir… Sévère historien,
Il nous condamnera comme poëte et juge ;
Il nous méprisera comme homme et citoyen.


Faites la part de la faiblesse de la traduction, et Byron et de Musset n’auront rien écrit de plus amer.